La
grand-mère est une tête brûlée, vieille comme Hérode, fripée de
partout, on se demande d'ailleurs comment elle est encore vivante, si
elle l'est vraiment, jusqu'à ce qu'on l'ait entendu parler. Elle se
déplace avec son déambulateur et là, finalement, c'est pour
presque tout un chacun le signe qu'elle est foutue, qu'elle n'a plus
à vivre que des jours atrophiés, maladifs, épuisés. C'est ce
qu'on croit quand on la voit et qu'on n'a jamais été vieux ou qu'on
pense ne jamais l'avoir été parce que, qui nous dit qu'on n'a pas
été dans une vie antérieure un vieux, très vieux tout déglingué,
même alité des année ? Mais voilà des choses qu'on oublie,
qu'on oublie et qui nous font croire que cette grand-mère en a fini
avec la vie. Pourtant, répétons-le, c'est une tête brûlée, c'est
une aventurière. Vous riez ? Parce qu'une aventurière n'a pas
de déambulateur ? Eh bien détrompez-vous ! C'est au
contraire bien plus aventurier que d'être un ado plein de fougue et
de vivacité qui se fait raser les fesses par une voiture à toute
berzingue. Un connard ! Qui ? Les deux d'ailleurs, le
jeunot qui joue au Musclor alors qu'il ne prouvera certainement rien
à personne puisqu'on sait qu'il peut éviter le danger de par sa
jeunesse ou le chauffard stupide, connard au dernier degré qui croit
que ses couilles vont gonfler et lui assurer une plus grande virilité
en appuyant comme un furieux écervelé sur le champignon. Le pire,
c'est qu'il vous dira qu'il ne fait pas ça pour ça et qu'il aime la
vitesse. Bien sûr qu'il ne vous dira pas qu'il fait ça pour ça, il
a un minimum de fierté sinon de bon sens. Ca, il n'en a pas un sou.
Il faudrait qu'il soit moins préoccupé de son ptit cul et de ses
biceps ridiculement gros sur ses jambes maigrelettes. Il dit qu'il
aime la vitesse et c'est tout, il se vexe tout de suite comme un
gamin pris en flag', à 45 ans. Il est d'une immaturité atterrante.
On a envie de lui rire au nez mais pas sûr que cela soit bien
prudent parce qu'encore une fois, le cerveau n'est pas au top...
Bref, Revenons à notre petite vieille, qui fut peut-être une
grande, qui fut peut-être importante ou même éblouissante mais
qui, aujourd'hui, elle, n'a plus besoin de s'en vanter. Elle a fait
tout ce qu'elle avait à faire. Elle a accompli ses rêves. Comment
je le sais ? Ca se voit merde ! Elle sourit, elle se
balade, elle observe le monde, les gens. Elle n'a besoin de rien.
Elle ne pense pas à ce qui pourrait être encore mieux, encore plus.
Elle n'en est pas ou plus effleurée. Peut-être, là encore, qu'elle
a été une grande ambitieuse, qu'elle a voulu conquérir et tout
gagner. Mais aujourd'hui, elle en est revenue et elle est sereine. Je
ne dis pas que tous les vieux sont sages, loin de là. Parce que je
vous vois venir à critiquer et dire que c'est pas parce qu'on est
vieux qu'on est apaisé. Bien sûr que non ! N'empêche qu'il y
a plus de gens sereins chez les vieux que chez les jeunes à fond la
caisse. N'est-ce pas ?! Sûrement qu'elle a été beaucoup moins
zen, avant. Evidemment. Bien évidemment. On ne peut être ainsi qu'à
cet âge avancé. Le seul avantage. L'un des avantages. Tout dépend
du point de vue.
Cette
grand-mère-là est quand même une tête brûlée. Elle aime rire,
provoquer. Elle aime, non véritablement le danger, mais quelque
chose comme la sensation , de temps en temps. C'est pour ça que,
sûrement, elle a été une ambitieuse. Plus on y pense et plus on y
croit. Tout se tient. Les choses se tiennent quand on y regarde à
deux fois. Et avec son déambulateur arc-en-ciel, elle nargue déjà
nombre de ses concitoyens. Ils la regardent narquois, mais quand elle
lève les yeux sur eux, ses yeux noirs ébène, ses yeux d'Africaine
qu'elle n'est pas, ils remballent vite leur sourire et constatent
qu'elle les coifferait au poteau s'il y avait une lutte, une vraie
lutte, on s'entend, une lutte d'humain à humain, pas de biceps à
pectoraux sans esprit et sans véritable dignité. Elle serait
capable d'assassiner et il n'y a pas nécessité d'être un génie
pour le comprendre en un éclair. Même les plus idiots la laissent
tranquille.Voire ! Voire, la respectent. C'est dire !
Notre
Monique, Simone, Jacqueline ou autre, se balade. Elle ne trottine
pas, on s'en doute. Pas de jolie démarche, pas de courbettes
souples. Une courbe dure, oui. Qui l'affaisse mais contre laquelle
elle se bat comme un chien enragée. C'est une furie si elle le veut.
Elle ne changera pas ça ! Sereine mais jamais sans se battre.
Elle n'est pas jusqu'à recroquevillée. Mais elle pourrait, dans un
avenir proche. Les médecins racontent pleins de choses, on le sait,
pleins de belles choses, qui très souvent n'arrivent pas. Ils ont
souvent raison aussi. Aussi souvent qu'ils ont tort. Alors, elle
attend de voir. Une fois encore, bref. Monique-Simone-Jacqueline se
balade et l'on fait des travaux par chez elle. Pas juste à côté,
quoi que ce ne serait pas si grave, elle monte le son de la télé
dans ces cas-là et zou ! Elle n'entend que ce qu'elle veut.
Elle a eu 80 ans pour affûter ses filtres et ses barricades. Tout
cela est magnifiquement efficace. Mais elle doit attendre un peu plus
longtemps au feu. Bien plus longtemps pour être honnête. Il est
devenu un peu interminable et voilà le seul point noir de la
sérénité de notre petite vieille. Elle supporte très mal, même
si mieux, l'attente aux feux rouges. En voiture, elle a fini depuis
un bail, elle n'y voit plus que dalle. Mais même à pied. Elle
trépigne et ça picote dans les jambes et tout le tralala. Elles
commencent à danser toutes seules et c'est très agaçant, tout de
même. Alors, ce jour-là, Monique-Simone-Jacqueline souffle et joue
sa tête brûlée en riant sous cape. Pas besoin de se cacher de
toute façon puisque le cou penche sérieusement sur le guidon du
déambu. Elle a écouté et vérifié avant de se lancer, un petit
peu, un tout petit peu, c'est suffisant. Il n'y a personne à cette
heure-ci et elle poireaute comme une idiote alors elle descend le
trottoir et la voilà sur la chaussée. Les flics, elle s'en
contrefiche, ils ne disent jamais rien aux vieux. En plus aux femmes.
La vieille femme est protégée par toutes ses faiblesses et vive la
discrimination positive.
Sauf
qu'un hic toque, vous vous en doutez, sinon cette histoire ne
servirait à rien.
Ce
n'est pas l'heure des travailleurs mais c'est l'heure des mecs
bourrés. Les mecs, incluant hommes et femmes bien entendu. Une jeune
femme arrive en trombe, dans cette longue ligne droite de ville, que
personne ne craint, qu'on soit en déambu ou en béquilles. Elle
arrive en trombe, a trop bu parce qu'elle est au bout du rouleau. Son
mari s'en tape une autre, moins flétrie, même si elle n'est pas
vieille, elle, et surtout moins vergeturée puisque pas d'enfants.
Elle, elle est maman et puis c'est tout alors aujourd'hui elle est
aussi bourrée. Et elle ne voit rien, elle pense à ses malheurs et
elle entend un fracas de tous les diables avant même d'avoir vu quoi
que ce soit, parce qu'en plus elle changeait la radio à ce
moment-là. Elle était enfin au calme et ça n'était pas arrivée
depuis des mois. Elle se sentait enfin moins dégueulasse et moins
soumise. Pour la dernière fois de sa vie, malheureusement. Elle a
renversé la vieille et son déambu. Elle pile. Elle n'a rien vu,
putain ! Elle n'a rien vu !! Elle n'est pas si bourrée que
ça quand même. Elle n'a rien vu.
Elle
est criminelle.
Elle
est crimin
Elle
crinimel
elle
vomit
elle
s'évanouit
elle
ne sert plus à rien.
Monique-Simone-Jacqueline
a les deux jambes en équerre et les yeux furibards. Elle a hurlé au
choc et elle a senti le bitume sous elle. Elle ne s'était jamais
allongée sur le bitume, cette tête brûlée-là. Comme quoi, il n'y
a pas d'âge pour faire des découvertes. Ce n'est pas agréable mais
ce n'est pas affreux. Ca gratouille, c'est plutôt drôle. Le reste,
pour être franche, elle ne le sent plus du tout. Elle essaye de
regarder mais elle ne peut absolument pas bouger. En réalité, elle
a les deux jambes en équerre, qui tracent un W ensemble. Elle verra
les photos après et elle se dira que le sort est ironique. Elle n'a
aimé personne tant que Wilfried, le frère qui meurt en plein vol.
Elle a aussi volé peut-être. Mais sans doute pas, car le déambu
est un déambu de compèt' et qu'il a amorti le choc. D'autant plus
que le chauffard allait doucement, très doucement. C'est aussi pour
ça qu'elle ne s'est pas méfiée. Peut-être qu'il dormait au
volant.
Elle s'inquiète. Ca s'agite beaucoup autour de la voiture. Elle a entendu vomir. Elle, elle avait déjà vomi toutes ses insultes de Connard, Enculé, Va te faire foutre, Pauvre attardé etc. Elle avait fait rire les pompiers et passants mais quand ils avaient croisé son regard, ils avaient tout de suite repris leur sérieux. L'effet œil d'ébène furibard.
Elle s'inquiète. Ca s'agite beaucoup autour de la voiture. Elle a entendu vomir. Elle, elle avait déjà vomi toutes ses insultes de Connard, Enculé, Va te faire foutre, Pauvre attardé etc. Elle avait fait rire les pompiers et passants mais quand ils avaient croisé son regard, ils avaient tout de suite repris leur sérieux. L'effet œil d'ébène furibard.
Quand
même, Monique-Simone-Jacqueline se dit : « C'est la
vieille qui attend gentiment sur son bitume, alors que le jeunot oh
non ! C'est une jeune femme ! La jeunette est en train de
clamser. La vie est une pute. »
Et elle se met à chanter La vie en rose.
Et elle se met à chanter La vie en rose.
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