dimanche 26 février 2017

Sourire ou mourir


            Patate en effet se réveille le lendemain, sentant venir le pourri. Pour qui pour quoi ? Elle n'en savait rien. Cela arrivait régulièrement et elle ne se trompait jamais, la journée finissait mal. Ou commençait mal. C'était pourtant plutôt en milieu fin de journée que les choses tournaient vinaigre, le pire à passer étant l'heure du déjeuner. C'était la meilleure et la pire, pleine de possibilités, de découvertes, de paroles et d'amitiés mais souvent de moqueries, de doutes et d'angoisses. Elle pouvait parfois se mettre à pleurer après s'être retenue des jours, mais même cela n'avait aucun effet. Oui, elle l'avouait, non, elle ne l'aurait jamais avoué, elle était déjà trop peu crédible, mais elle attendait quelque chose des larmes parce que les gens réagissent aux larmes, les gens s'adoucissent aux larmes. On les traitait de larmes de crocodile, systématiquement, trop facile, tout le monde peut jouer sa victime Patate ! Bats-toi un peu ! Du nerf ! Ton caractère allez ! Bouge-toi ! Où as-tu mis ta personnalité ? Tu l'as perdue en route n'est-ce pas ? Tu n'en as pas, tu es faible, endurcis-toi ou tu n'arriveras à rien, allez ! Quelle mollasse ! Patate !
Patate entendit ces mots ce qui lui parut des centaines de fois. Ce ne furent sans doute en réalité que quelques dizaines mais la répétition rouvrait chaque fois la plaie et multipliait en milliers de fois ce qui n'en était qu'une dans le réel qu'on appelle tel. Mais très vite, Patate avait compris que chacun n'avait pas le même réel. Que chacun était d'un autre monde. Elle avait commencé son deuil de partager quoi que ce soit avec ses pairs, elle avait compris, cru comprendre qu'elle serait seule à vie. Plus tard, elle sut grâce à Champinoir et d'autres, la douce Courgette jaune surtout, qu'on n'était pas vraiment seul mais un peu quand même mais pas vraiment mais un peu quand même. Un aller et retour incessant entre ces deux idées toutes deux aussi vraies l'une que l'autre pour Patate, vérifiées tout au long des années.
Aujourd'hui encore, Patate entend ces imbéciles dire qu'Untel ou Untel n'a pas de personnalité. C'est alors la Patate-ninja qui se met en marche, qui ronronne à toutes turbines d'un coup, qui se réveille comme un mort, qui ne se contente pas de se retourner dans sa tombe, qui se lève comme un zombie rageur et Patate prend son air le plus méprisant pour regarder celui qui a proféré cette insanité. Elle se plante devant lui, elle voudrait le mettre à terre, le tenir immobile sous son pied lourd et sans pitié sur sa poitrine, haletant par terre, elle voudrait le déglinguer comme Carotte, arracher son cerveau et en ôter toute une partie en guise de punition, celle qui ose croire que certains êtres humains n'ont pas de personnalité, qui osent leur ôter cette faculté, ce droit, cette compétence innée. Patate les flinguerait. Mais en pleine légumescence, on y croit et elle y croit à sa carence, sa béance d'être faible et sans caractère. Et devant sa glace, elle s'invective :
dépêche-toi d'oser Patate !
Dépêche-toi ou tu seras bouffée par tous,
même les plus inoffensifs.
Tu es le maillon faible,
la dernière,
la putréfiée,
dépêche-toi avant d'être véritablement finie
avant de n'être périmée à jamais,
flétrie à 15 ans.
Réveille-toi sale Patate !
Réveille-toi et résiste !
Montre-leur qui tu peux être
Bordel
Putain
Débile va !
Avance !
Toi tu ne sais que reculer
en souriant
comme une demeurée.
Tu veux t'enfuir ?
Eh bien fais-le enfin !
Loin et sans nouvelles !
Arrête de ne faire qu'en rêver,
dans ton lit,
dans tes draps roses,
tes draps à fleurs,
tes draps qui devraient être à
têtes
de mort,
squelettiques,
fantomatiques,
cauchemardesques,
comme ton sommeil,
bourré de rêves de haine.
Fais-leur peur !
Fais-les trembler !
Et arrête d'imaginer.
Arrête de croire que cela suffira.
Arrête les faux-semblants.
Arrête de sourire.
Arrête tout ce que tu n'es pas.
Tu veux faire couler ton sang ?
Eh bien lance-toi
au lieu de rester sans bouger
comme un lézard paralytique.
Fais couler ton sang.
Tombe.
Disparais.
Envole-toi.
Déteste ouvertement ce monde.

Encore trop tôt pour Patate.
Virées nocturnes
encapuchée.
Si le sang doit couler,
plus tard,
plus tard.
A 16 ans, adulte.
Elle pourra tout.
Aura l'âge du frère tant aimé,
libre,
rebelle,
adulé.
Aura l'âge de montrer les crocs.
Patate est un vampire
en gestation.
Attention les yeux !
Patience...

Patate finit de se regarder et va se coucher. Elle aime encore sa couette à fleurs roses et vertes. Elle n'aime pas encore les têtes de mort. Elle les admire. Elle rit avec ceux qui les aiment et leur tire son chapeau sans rien dire. Elle a appris à ne jamais exprimer son admiration. Le boomerang est fatal. Elle se contente de sourire.
Vous me direz combien sourit-elle cette Patate ! Ne cessera-t-elle donc jamais de sourire ? Eh bien, je vous réponds que non, sans doute jamais. Après, tout sera question de nuances. Plus ou moins mais toujours ce sourire qui éloigne. Il n'est pas fait pour aimer ni pour rapprocher. Ce n'est pas ce sourire-là que Patate utilise. Ce n'est pas le sourire des yeux. Ce n'est pas le sourire vrai. Le sien n'a rien d'authentique ni de senti. C'est le sourire facile. C'est une arme. C'est son fusil d'assaut. Elle n'a que cette arme-là. Emmerdée, elle sourit. Elle fait les yeux noirs en souriant. On ne sait plus qui croire des yeux ou de la bouche. Mais au final, à part la gêne personne n'a peur. Oui au fond, Patate est exténuée de ce sourire qui ne dit rien, qui remplace les mots qu'elle aimerait tant savoir dire mais qu'elle ne parvient pas à laisser sortir. Elle le crèverait lui aussi si elle le pouvait. Mais tout cela n'est pas encore possible. Pour le moment, elle pense que rien ne changera. Elle ne voit pas comment. Elle sourit, comme une poupée, automatique, elle n'est pas totalement sans défenses mais elle ravale toujours tout le reste et il ne demeure que ce sourire-là. Avec le recul, ce n'était pas une stratégie si inefficace, mais ce n'était pas une stratégie choisie. Et Patate suivait bêtement, pensait-elle, les principes familiaux du sourire qui excuse tout, et avant tout d'être un peu trop là.

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