Patate
en effet se réveille le lendemain, sentant venir le pourri. Pour qui
pour quoi ? Elle n'en savait rien. Cela arrivait régulièrement
et elle ne se trompait jamais, la journée finissait mal. Ou
commençait mal. C'était pourtant plutôt en milieu fin de journée
que les choses tournaient vinaigre, le pire à passer étant l'heure
du déjeuner. C'était la meilleure et la pire, pleine de
possibilités, de découvertes, de paroles et d'amitiés mais souvent
de moqueries, de doutes et d'angoisses. Elle pouvait parfois se
mettre à pleurer après s'être retenue des jours, mais même cela
n'avait aucun effet. Oui, elle l'avouait, non, elle ne l'aurait
jamais avoué, elle était déjà trop peu crédible, mais elle
attendait quelque chose des larmes parce que les gens réagissent aux
larmes, les gens s'adoucissent aux larmes. On les traitait de larmes
de crocodile, systématiquement, trop facile, tout le monde peut
jouer sa victime Patate ! Bats-toi un peu ! Du nerf !
Ton caractère allez ! Bouge-toi ! Où as-tu mis ta
personnalité ? Tu l'as perdue en route n'est-ce pas ? Tu
n'en as pas, tu es faible, endurcis-toi ou tu n'arriveras à rien,
allez ! Quelle mollasse ! Patate !
Patate
entendit ces mots ce qui lui parut des centaines de fois. Ce ne
furent sans doute en réalité que quelques dizaines mais la
répétition rouvrait chaque fois la plaie et multipliait en
milliers de fois ce qui n'en était qu'une dans le réel qu'on
appelle tel. Mais très vite, Patate avait compris que chacun n'avait
pas le même réel. Que chacun était d'un autre monde. Elle avait
commencé son deuil de partager quoi que ce soit avec ses pairs, elle
avait compris, cru comprendre qu'elle serait seule à vie. Plus tard,
elle sut grâce à Champinoir et d'autres, la douce Courgette jaune
surtout, qu'on n'était pas vraiment seul mais un peu quand même
mais pas vraiment mais un peu quand même. Un aller et retour
incessant entre ces deux idées toutes deux aussi vraies l'une que
l'autre pour Patate, vérifiées tout au long des années.
Aujourd'hui
encore, Patate entend ces imbéciles dire qu'Untel ou Untel n'a pas
de personnalité. C'est alors la Patate-ninja qui se met en marche,
qui ronronne à toutes turbines d'un coup, qui se réveille comme un
mort, qui ne se contente pas de se retourner dans sa tombe, qui se
lève comme un zombie rageur et Patate prend son air le plus
méprisant pour regarder celui qui a proféré cette insanité. Elle
se plante devant lui, elle voudrait le mettre à terre, le tenir
immobile sous son pied lourd et sans pitié sur sa poitrine, haletant
par terre, elle voudrait le déglinguer comme Carotte, arracher son
cerveau et en ôter toute une partie en guise de punition, celle qui
ose croire que certains êtres humains n'ont pas de personnalité,
qui osent leur ôter cette faculté, ce droit, cette compétence
innée. Patate les flinguerait. Mais en pleine légumescence, on y
croit et elle y croit à sa carence, sa béance d'être faible et
sans caractère. Et devant sa glace, elle s'invective :
dépêche-toi
d'oser Patate !
Dépêche-toi
ou tu seras bouffée par tous,
même
les plus inoffensifs.
Tu
es le maillon faible,
la
dernière,
la
putréfiée,
dépêche-toi
avant d'être véritablement finie
avant
de n'être périmée à jamais,
flétrie
à 15 ans.
Réveille-toi
sale Patate !
Réveille-toi
et résiste !
Montre-leur
qui tu peux être
Bordel
Putain
Débile
va !
Avance !
Toi
tu ne sais que reculer
en
souriant
comme
une demeurée.
Tu
veux t'enfuir ?
Eh
bien fais-le enfin !
Loin
et sans nouvelles !
Arrête
de ne faire qu'en rêver,
dans
ton lit,
dans
tes draps roses,
tes
draps à fleurs,
tes
draps qui devraient être à
têtes
de
mort,
squelettiques,
fantomatiques,
cauchemardesques,
comme
ton sommeil,
bourré
de rêves de haine.
Fais-leur
peur !
Fais-les
trembler !
Et
arrête d'imaginer.
Arrête
de croire que cela suffira.
Arrête
les faux-semblants.
Arrête
de sourire.
Arrête
tout ce que tu n'es pas.
Tu
veux faire couler ton sang ?
Eh
bien lance-toi
au
lieu de rester sans bouger
comme
un lézard paralytique.
Fais
couler ton sang.
Tombe.
Disparais.
Envole-toi.
Déteste
ouvertement ce monde.
Encore
trop tôt pour Patate.
Virées
nocturnes
encapuchée.
Si
le sang doit couler,
plus
tard,
plus
tard.
A
16 ans, adulte.
Elle
pourra tout.
Aura
l'âge du frère tant aimé,
libre,
rebelle,
adulé.
Aura
l'âge de montrer les crocs.
Patate
est un vampire
en
gestation.
Attention
les yeux !
Patience...
Patate
finit de se regarder et va se coucher. Elle aime encore sa couette à
fleurs roses et vertes. Elle n'aime pas encore les têtes de mort.
Elle les admire. Elle rit avec ceux qui les aiment et leur tire son
chapeau sans rien dire. Elle a appris à ne jamais exprimer son
admiration. Le boomerang est fatal. Elle se contente de sourire.
Vous
me direz combien sourit-elle cette Patate ! Ne cessera-t-elle
donc jamais de sourire ? Eh bien, je vous réponds que non, sans
doute jamais. Après, tout sera question de nuances. Plus ou moins
mais toujours ce sourire qui éloigne. Il n'est pas fait pour aimer
ni pour rapprocher. Ce n'est pas ce sourire-là que Patate utilise.
Ce n'est pas le sourire des yeux. Ce n'est pas le sourire vrai. Le
sien n'a rien d'authentique ni de senti. C'est le sourire facile.
C'est une arme. C'est son fusil d'assaut. Elle n'a que cette arme-là.
Emmerdée, elle sourit. Elle fait les yeux noirs en souriant. On ne
sait plus qui croire des yeux ou de la bouche. Mais au final, à part
la gêne personne n'a peur. Oui au fond, Patate est exténuée de ce
sourire qui ne dit rien, qui remplace les mots qu'elle aimerait tant
savoir dire mais qu'elle ne parvient pas à laisser sortir. Elle le
crèverait lui aussi si elle le pouvait. Mais tout cela n'est pas
encore possible. Pour le moment, elle pense que rien ne changera.
Elle ne voit pas comment. Elle sourit, comme une poupée,
automatique, elle n'est pas totalement sans défenses mais elle
ravale toujours tout le reste et il ne demeure que ce sourire-là.
Avec le recul, ce n'était pas une stratégie si inefficace, mais ce
n'était pas une stratégie choisie. Et Patate suivait bêtement,
pensait-elle, les principes familiaux du sourire qui excuse tout, et
avant tout d'être un peu trop là.
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