Au
fil des mois, mon univers se referma sur ces deux socles inédits,
comme sortis de terre en même temps que moi-même. Car en effet,
l'existence précédente tenait et tient toujours lieu de vaste farce
fantomatique. Je n'étais rien avant.
Beka
et Aaron avaient cela en commun, que l'on ne percevait certainement
pas de prime abord, (qui les aurait rapprocher?) d'être des
guerriers de l'ombre. La formule est solennelle. Elle peut le sembler
trop. Pourtant, elle l'est autant que nécessaire. Il ne s'agit pas
d'une petite guerre d'ado qui crisouille. Il s'agit, comme je l'ai
déjà dit et redit, de la guerre qui fait qu'on survit ou qu'on
choisit entre la mort ou la folie. Pas d'exagération. Pas d'emphase
ici. Juste ce dont on ne veut pas parler parce que ce n'est pas joli
à penser ni à dire. Non ce n'est pas joli. Non ce n'est pas sympa.
Mais qui dit que la vie est sympa ? Pur ces deux-là en tout
cas, elle avait été véritablement impitoyable et ils n'avaient eu
d'autres issues pour rester dans le coup que de devenir des guerriers
de l'ombre. Ils n'en avaient pas l'air, c'est bien le principe de
l'ombre. Ils avaient l'air comme les autres. Ils maniaient à
merveille l'art de se fondre dans le désir de l'autre et de lui
répondre ce qu'il attendait sans que l'autre n'en ait l'impression.
De lui donner ce qu'il attendait tout en lui faisant croire qu'il lui
résistait. A cet âge-là, donner est l’œuvre d'un faible et non
d'un généreux. Si l'on ne résiste pas, en tout cas le jouer et
sauver sa peau. Ils étaient en cela de parfaits acteurs. Bien sûr
qu'ils avaient l'un comme l'autre de fortes personnalités. Peut-être
trop fortes pour notre âge et que quoi qu'il en soit, ils n'avaient
pas eu d'autre choix que de l'enfouir pour avancer dans le clan des
humains. Aussi, peut-être que cela les a préservés eux comme moi
de la folie et d'une colère tellement puissante qu'elle aurait
souffler le monde mieux qu'une nucléaire.
En
tant que guerriers de l'ombre, Aaron et Beka étaient foncièrement
des solitaires. Ils accrochaient le peloton quand il le fallait mais
moins que la moyenne et sans plaisir apparent. Je n'en percevais pas
pour ma part quand je les observais en groupe. Chacun à sa manière,
ils se forçaient à danser la chorégraphie imposée, avec adresse,
je ne pouvais pas le nier et je l'admirais même, mais ils y
mettaient trop d'énergie pour que cela vienne d'eux-mêmes. Ils se
contraignaient pour obtenir ensuite leur tranquillité. Des
solitaires dans l'âme, faute d'interlocuteur peut-être, et des
conquérants. Guerriers pour survivre, nous l'avons bien compris. Le
malheur a eu sa place dans les lignes ci-dessus. Mais ils étaient
déjà des guerriers à la conquête. Tout comme je menais ma
croisade folle, ils menaient les leurs. Ils étaient des
conquistadors solitaires. Non des massacreurs avides de pouvoir. Des
diplomates nés. De ceux qui ne cessent jamais la lutte avant de
l'avoir gagné, quel qu'en soit le prix et quelle qu'en soit la
durée.Une patience carnassière.
Ils
n'avaient rien de prédateurs. Ils pouvaient parfois s'en donner
l'air. Mais ce n'étaient que des airs. Ils avaient en eux pourtant
cette soif de revanche que leur avaient légué les proches nuisibles
qu'ils avaient dû côtoyer. Ils en avaient fait leur miel et quand
ils avaient une idée en tête, nul n'aurait pu les en détourner. Ah
ça ils vous auraient écouté leur expliquer ceci cela et que ce
serait mieux comme ça. Ils ne vous auraient pas interrompus. Ils ne
vous auraient surtout pas interrompus. Aaron vous aurait gratifié
d'un sourire étincelant. Beka vous aurait lancé un regard de biche.
Et ils vous auraient tous deux sans aucun doute répondu : « oui
pourquoi pas. Mais je vais faire comme j'ai dit. » Et il ne
restait plus grand-chose à dire puisque tous les arguments avaient
été avancé d'un coup. Ils étaient fin stratèges et savaient déjà
laisser l'autre se délester de toutes ses cartes et attendre qu'il
en soit démuni pour abattre la sienne. Une seule mais sans appel.
Ils
pourra ou pourraient leur sembler, à eux Aaron et Béka, étrange
d'être mis dans le même panier comme on dit. Ils pourraient se
récrier. Je ne parle en vérité que de ce que je pouvais et peux
comprendre d'eux. Je ne prétends pas en avoir compris les arcanes
les plus secrètes. Je les ai connus comme personne dans ma vie, dans
une intimité silencieuse qui jamais ne se répète. Mais je reste
inobjective et ce sont mes yeux qui ont vu et voient toujours ces
deux êtres appartenir à cet ordre des Guerriers de l'Ombre,
diplomates en puissance. Je crois que l'avenir me donna en partie
raison mais j'espère ne pas les offenser en affirmant avoir tout
compris. Je n'ai et personne ne devrait avoir cette prétention
répugnante de penser connaître quelqu'un. Personne ne connaît
personne et il n'y a pas de remède à cela si ce n'est l'empathie et
le respect. Toute réclamation sera en tout cas entendue si les
intéressés en éprouvent le besoin.
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