lundi 23 décembre 2013

L'équation africaine de Yasmina Khadra

            L’équation africaine irrésolue, pétrie d’inconnues, comme il se doit. Peut-être que j’aurais aimé que cette arithmétique soit moins obscure, si ce n’est au début, du moins au bout de l’aventure.
            Telle une équation exaspérante de vides, d’inintelligibles, avec ses mélanges de codes à l’envers de toutes les règles instaurées, ce roman frustre. Est-ce une intention de l’auteur ? Peu importe, il en va ainsi. L’importance, je dirais même, le caractère essentiel de la frustration dans la lecture d’un roman est indéniable. Quel intérêt à poursuivre sa lecture si le désir ne dépasse pas les mots du moment ? si l’on n’imagine pas tout un éventail de possibles et d’impossibles pour ce monde et ces personnages qui s’offrent à nous ? Bien sûr, il y a l’impasse de l’absurde, que l’on n’imagine pas moins pour autant. Et puis, soyons honnêtes, on maintient l’espoir, tout au fond, tout de même, de quelque chose de plus vif que la fin du monde ou le restant de ses jours dans une poubelle. Bref, l’écrivain a toujours plusieurs coups d’avance, joueur d’échec en puissance, qui ne cache pas toujours son jeu. Mais quelle que soit sa manière de raconter, il y a quelque chose qu’il possède et qui manque au lecteur : la plume. Le lecteur est castré, les mains vides. L’auteur n’est pas forcément castrateur. Mais il joue et les conséquences de son jeu ne sont pas prévisibles. Tout un chacun en fera son miel, sa recette individuelle, secrète, inconsciente. Ce miel est l’agrégat compact de toutes les frustrations et hallucinations provoquées par la lecture.
J’ai éprouvé une certaine gêne à la lecture de L’équation africaine, assez indéfinissable, sans doute indéfinie d’ailleurs. Le désert et le mystère africains m’ont fugacement fait penser que c’était là leur marque. Mais je n’en suis pas convaincue, une fois l’ouvrage refermé. Les événements, les personnages, l’Afrique restent lointains, comme si j’avais été saisie de myopie. Et l’ophtalmo a beau s’échiner à affiner sa correction, rien n’y fait. J’y vois implacablement trouble. Je pourrais jouer de l’image de la tempête de sable qui surgit dans le roman. Et qui pourrait expliquer mes difficultés d’accommodation oculaire. Vite repoussée cette métaphore douteuse. J’ai dû m’en tenir à cet inconfort. En tant que tel, je l’aime plutôt l’inconfort. Il m’apprend plus que toutes les facilités. Mais ce n’est pas un inconfort qui conduit que j’ai éprouvé. C’est un inconfort statique et stérile. J’ai eu beau changer de cadre, de conditions de lecture, je n’ai pas trouvé la position adéquate. J’en suis ressortie, si ce n’est courbaturée, du moins fatiguée sans résultat. 
            Je ne connais pas l’Afrique et c’est peut-être là mon premier manque. J’ai l’impression d’avoir raté quelque chose mais qui n’était pas vraiment à ma portée. Comme si j’avais pu le voir, l’admirer sous toutes les coutures mais jamais le toucher. On me fait miroiter une réalité qui pourrait être sublime, on me le dit, on me le crie. Mais je ne peux rien en faire, il me manque des cartes ou alors on ne m’en a pas distribué assez.

            J’ai été bien davantage émue par, une fois encore chez Yasmina Khadra, ce couple séparé par la mort folle et insensée, pour celui qui reste. L’homme encore. La soudaineté, la sécheresse de la disparition, cruelle. Les yeux écarquillés qui même criblés de sang et de douleur ne peuvent se refermer. Le monstrueux choc, l’inanité du réel, cet amour immense qui tourne en rond dans une seule âme. Je ne sais pas ce qu’est la perte brutale d’un être autant aimé. Je l’ai imaginée maintes et maintes fois, éprouvée par procuration, elle m’a traversée de part en part, des années durant. Mais c’est la véritable mort que nous écrit Yasmina Khadra. Redoublée de l’incompréhension et du sentiment de trahison. Le monde entier meurt autour du personnage. Et lui demeure. Dépouillé mais effroyablement vivant. Et moi lectrice, je ne reste pas debout pimpante et colorée dans ces scènes d’atroce douleur. Je me plie aux règles du deuil, moi aussi. Je ne dis pas que je n’y prends pas un certain plaisir. Peut-être un peu masochiste. Je ne peux décemment pas ignorer ce qui se passe. Et pourtant, ce n’est qu’un livre, une fiction, un homme qui n’existe pas. Je doute que cette douleur soit inventée. Elle transpire des pages et frissonne l’atmosphère.
Il est sublime cet amour. De pudeur. D’émerveillement imprévu. D’insouciance enfin atteinte. On l’égorge sans vergogne en pleine face de l’amant. Ce n’est pas révoltant. Ce n’est pas déprimant. Ce n’est pas coupable. C’est sidérant.
Peut-être que l’Afrique aussi sidère, du moins certains endroits d’Afrique.

Et qu’elle sidère celui qui veut l’écrire et ne peux la transmettre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire