lundi 9 décembre 2013

Patrick a gagné son sourire (22)

Ce matin, vendredi, Anna est arrivée étrange. Elle n’est jamais comme nous, mais elle était plus mystérieuse encore. Fébrile. Anna n’est jamais fébrile. Elle est toujours en-dehors du jeu. Donc elle est froide d’un bout à l’autre de la journée. Moi, je l’ai déjà évoqué avec vous, j’aime plutôt ça. Si nous nous entendons, c’est sûrement grâce à ça. Puisque c’est ce qu’on nous reproche à tous les deux. Je sais que cela me rassure en tous les cas. Bref, ce matin, la voilà qui arrive en vibration et bien avant l’heure habituelle. Bien avant, parce qu’elle est tellement précise qu’une dizaine de minutes de différence sont exceptionnelles, voire jamais vues. Je n’ai jamais vu Anna plus de deux minutes, quatre les sales jours, en retard ou en avance. Aujourd’hui, onze minutes. Chiffre fatal. Elle en était toute bousculée, c’était flagrant. Anna, c’est une de ces personnes toujours propres. C’est un peu idiot dit comme ça. Ces personnes qui ne sourcillent pas. Ces personnes qu’on ne touche pas. Ces personnes en porcelaine, lisses, impeccables, implacables. Il y a une distance de sécurité à respecter et qu’on n’a pas besoin de se faire signifier. Ca coule de source. Nos collègues d’ailleurs hésitent à rentrer dans le bureau d’Anna. Elle en a un pour elle seule. On ne sait pas si c’est parce qu’elle est la seule femme du service, ou la seule folle du service. Quoique, sur cette dernière question, le doute est permis. C’est la cour des miracles ce service. On a tous les gothiques, dépressifs (il y a un concours avec le secrétariat central quand même) et autistes de l’entreprise. Moi le premier, je ne suis pas dupe. A croire que pour être informaticien dans cette boîte, il faut être cyphonné. Quand je dis ça, on me dit que c’est partout pareil, mais je sais bien que non. Anna pourrait être notre porte-drapeau. Mais il n’y a pas de jeux olympiques dans notre discipline.
Moi, j’y rentre facilement dans le bureau d’Anna. Les autres s’y aventurent comme s’il y avait une barrière de verre à franchir et ils ne dépassent pratiquement pas le seuil. Ils se tortillent sur place. En somme, les voilà mal à l’aise. Ils se moquent, ils aiment rire grassement, sans méchanceté mais bêtement. Ils sont tout contrits face à Anna sur son terrain. D’autant plus qu’ils savent qu’elle a des compétences certaines dans son domaine et qu’ils ne sont pas sûrs qu’ils vont saisir tout ce qu’elle va leur expliquer. Il faut dire qu’elle ne se met pas à la portée de tous. On dirait qu’elle ne sent pas quand les autres ne comprennent pas. Elle a l’air de considérer que puisqu’elle a délivré son message, répondu à la requête qu’on lui faisait, elle a exécuté correctement son travail. Or, le plus souvent, le collègue dépité ressort bredouille de sa conversation avec Anna. Tout le monde l’appelle la mini-pouce ici. Je crois que c’est aussi un peu pour se rassurer devant la brillance de son intelligence. Il faut être honnête, on ne lui arrive pas à la cheville. Elle est brillante, Anna. Et ça fait peur une telle facilité. Elle n’a jamais besoin de la moindre aide de notre part. Elle n’est jamais en difficultés. Elle maîtrise parfaitement. Voilà ce qui apparaît dans sa manière d’être. J’ai dit propre, ça n’était pas assez clair. Il émane d’elle la maîtrise de la situation. Elle maîtrise son corps, tous ses mouvements, elle maîtrise son environnement, mobile ou immobile, vivant ou pas. Elle maîtrise son esprit et ses raisonnements. Il ne la dépasse jamais. Elle maîtrise même le temps. Rien ne lui échappe. Le plus intrigant pour moi (je sais que je suis le seul à me fixer là-dessus mais je ne suis pas comme les autres non plus, c’est comme ça), c’est la rectitude de ses cheveux. Elle les attache toujours. Ca me fait rêver à les voir se déployer d’ailleurs. Mais certainement pas ici. Cela me semblerait indécent. A tout le monde aussi je pense. Mais les autres n’en sont pas conscients. Ces cheveux font partie du personnage. Je dirais même qu’elle pourrait se résumer à eux. Ce matin, …je réfléchis…, elle est arrivée avec une drôle de coiffure tiens, c’est vrai. Très jolie à mon goût. Ca a fait glousser les petits jeunes du fond du couloir. Il leur en faut peu. Ils ont dit qu’elle ressemblait à Heidi avec cette coiffure. Je ne sais pas ce qu’ils entendaient par là mais ça avait l’air stupide comme remarque. A leur mine hilare. Ca a suffi à me faire trouver ça stupide. Ils rient toujours comme des imbéciles, c’en est presque effrayant. Et encore plus quand il s’agit d’Anna. Moi, j’ai envie de leur dire :’Regardez-vous les gars ! Vous êtes absurdes. Elle au moins elle se tient, elle est digne. » Mais non seulement, je n’oserais jamais mais en plus, ils ne comprendraient pas. Ils riraient de plus belle. Je les ai assez pratiqués. C’est fou de se retrouver toute la journée au même endroit avec des gens aussi différents de soi. Et encore une fois, heureusement qu’Anna est là. Avec sa coiffure du jour : je ne suis pas un expert en la matière mais ça ressemble à une coiffure médiévale. Quelques fines torsades et une large couronne de tresse (je me demande bien comment elle tient), qui se fondent en une seule tresse sur le côté, qui lui tombe sur le sein gauche. J’ai remarqué que quand elle faisait des constructions asymétriques avec ses cheveux, elle les mettait toujours sur la gauche. Comme pour libérer la droite. Elle n’ira jamais changer de côté en pleine journée, mais pas non plus d’une fois sur l’autre. Moi, j’ai très envie de toucher ses beaux cheveux. Bien entendu, je ne le fais pas. Et si j’en ai envie, c’est sans doute que je sais que je ne le ferai jamais. Ils ont l’air chaud. C’est la couleur. Je n’en ai jamais vu  de semblables. C’est vrai qu’il y a un effet suranné aujourd’hui, dans toutes ces tresses. Mais c’est splendide.
Mais Anna pour la première fois est fébrile et ça m’inquiète. Elle tripote bizarrement son oreille, gauche toujours. Il s’en passe des choses à gauche pour elle. Et puis elle penche la tête sur son épaule, gauche, de temps en temps, assez régulièrement. Je n’ai pas compté. Mais je la soupçonne d’avoir compté, elle. Je sais qu’Anna est une compteuse. Elle calcule un peu tout. Je n’en sais pas vraiment davantage mais je l’ai déjà aperçue marmonner. Je n’ai pas entendu mais j’ai cru déceler la prononciation de chiffres sur ses lèvres. J’imagine bien son cerveau quadrillé, ordonné comme un tableau Excel, avec toutes les fonctions dynamiques possibles. Mais jamais de bazar. Comme la coiffure, comme le bureau, comme la vie d’Anna. Remarquez que je m’avance un peu concernant la vie d’Anna. C’est que je ne peux pas m’empêcher de fantasmer mais aujourd’hui, il y a des rugosités puisque les tics et tocs apparaissent. Ca m’a laissé bouche bée de la voir prise par quelques chose. Une autre force la prend, voilà. L’avaleuse avalée. Elle n’est plus capitaine à bord aujourd’hui. Ca ne lui réussit pas. Elle n’est déjà pas bien causante ni colorée. Elle est franchement translucide et muette aujourd’hui. On dirait qu’elle va se desquamer sans crier gare. Ca n’est pas rassurant, vous me l’accorderez. De fait, depuis ce matin, je la tiens à l’œil. Elle m’a remarqué. Heureusement, elle me fait confiance donc elle n’a pas pris peur. Elle n’aime pas qu’on la regarde. Si vous vous mettez à trop la regardez, c’est vous qui n’allez plus aimer la regarder. Elle vous volera votre âme en un tournemain. Vous la récupérez après le duel. Mais c’est éprouvant. Enfin, avec moi, ça n’est plus ainsi que cela se passe. Elle me laisse me placer en face d’elle et la fixer. Moi, j’ai besoin des yeux. Et elle l’accepte. Je crois qu’elle a compris, par un drôle de détour, que j’avais du mal à faire sans. Elle a senti la faille et non le pouvoir. Depuis, avec moi, c’est différent. J’aime que ce soit différent avec moi. C’est à elle aujourd’hui d’être fragile. Je lui propose mon soutien. Elle y répond par un énième coup sur l’oreille gauche et un contact tête-épaule. Elle hoche la tête aussi. Je ne sais plus trop dans quel ordre tout ça. Et elle esquisse un sourire. Premier rictus du quinquennat. Victory !


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