Et elle passe et elle repasse ce matin, le cocotte. Qu’est-ce qu’elle a aujourd’hui la gosse ? Elle est à courir dans tous les sens. Ca fait deux fois qu’elle fait demi-tour. Et elle repasse devant ma machine absolument égale à elle-même. C’est à en perdre la tête. J ’ai bien essayé de voir ce qui avait changé, une fois, deux fois, des gants en plus, un sac un peu plus gros, m’enfin c’était peine perdue. Il y a une chose que j’ai comprise avec elle : elle ne sort de chez elle que pomponnée au millimètre. C’est évident. Alors, j’ai essayé de comprendre. Ca fait quand même neuf mois tous les jours que je la pratique. Eh ben, bien sûr, si elle retourne cherche un quelque chose oublié, elle doit ne rien avoir touché de sa tenue et tout ce qu’on voit, l’apparence quoi. Vous voyez où je veux en venir. Elle doit être impeccable, intouchable, inchangeable dès le premier coup. Du coup, j’ai beau chercher la petite bête, je peux me brosser. Je ne trouverai rien. Elle est impeccable. Je ne dis pas qu’elle est parfaite. Mais elle est exactement comme elle veut être. Je ne sais pas comment expliquer ça. Je suis qu’un Gégé parmi d’autres. Je suis pas un intello moi. Et puis j’ai pas envie de perdre mon temps avec des mots compliqués qui veulent dire la même chose. Mais je peux vous jurer qu’elle se tient et se montre exactement comme l’ordonne sa volonté. Elle a un tyran dans le crâne la gosse. On sent qu’elle est aime pas ça l’erreur, même la petite de rien du tout. Je me suis souvent imaginé ce qui se passerait si elle découvrait une tache en plein milieu de la rue. Ca aurait peu de chances d’arriver puisqu’elle ne bouge pas d’un pouce quand elle avance le matin. Ni le soir d’ailleurs. Le matin, elle est raide comme un piquet, elle a les yeux rivés sur son point d’arrivée. Elle ne le voit certainement pas, sinon je le verrai aussi, mais on dirait qu’il est bien là, devant elle. C’est comme si elle suivait un grand panneau. Ca doit être rassurant de savoir où on va comme ça. Pourtant, on peut pas dire que ce soit une gosse rassurée. Elle a les yeux qui tourbillonnent dès qu’il y a un cheveu qui dépasse. Quand l’autre fois, on avait sorti la nouvelle machine, elle s’est retournée vers nous comme une folle. On aurait dit qu’elle avait le feu en bouche. Elle était prête à nous le cracher dessus. La femme-dragon ! j’y avais pas pensé mais ça lui va bien. Et on a beau être bien loin, on sait que c’est nous qu’elle attaque comme ça. Elle a les pupilles qui gonflent comme les minous. C’est un dragon lionne. Une bête mythologique. C’est drôle de l’imaginer comme ça quand on compare avec son corps en vrai. Elle est minuscule cette gamine ! Minuscule. Un petit pois orange. Y a que les yeux qui soient vert. Mais c’est vrai ça, elle est jamais habillée en vert. Pourtant, ma sœur est rousse, eh ben, tout le monde dit toujours que les rousses, le vert ça leur va comme un gant. Ma sœur, elle a suivi la règle. Mais l’autre, elle fait grève du vert. J’aimerais tellement lui poser la question. Elle m’enverrait valser comme un malpropre. Mais vrai qu’elle est beaucoup plus forte qu’on ne croit. On dit un truc je crois du genre elle a l’aura. Un petit pois orange qui gronde et crache du feu comme un dragon lionne. Bref, des tas de choses qui vont pas ensemble.
Et aujourd’hui je disais, c’est un jour spécial. La gosse, c’est pas le genre qui oublie. Elle devrait peut-être d’ailleurs. Je suis sûre qu’elle avait rien oublié. Elle était moins immobile que d’habitude. Moins sévère aussi peut-être. Mais franchement, elle était pas arrangée. Les yeux vrillaient comme une perceuse avant même qu’il se soit passé rien. Ou alors, c’était avant le coin de la rue où je la vois apparaître mais bon, ça m’étonnerait. Il y a deux pas et c’est une rue morte où viennent seulement chier les chiens des mémères du quartier. Je sais pas mais je crois qu’elle s’est réveillée du pied gauche, comme on dit. Une tête retournée, même pas blanche, transparente. On aurait pu passer à travers. Presque verte dites donc. Je me suis dit qu’elle était malade. Mais je crois que c’est plus compliqué que ça avec elle. Et puis, c’est le genre qui n’est pas malade. Je sais pas non plus pourquoi, mais je sens qu’elle est jamais malade. Ce matin, par contre, elle était pas fraîche. C’est ça, un peu moisie comme quand on a trop bu. Ca, je sais pas, peut-être qu’elle boit. Pour cracher plus de feu. Ca fonctionne bien ça. Ca se tient. Elle zigzaguait pas quand même mais elle était moins stable que les autres jours. J’ai senti qu’elle aurait pu trébucher à un moment. Je me suis rendu compte que d’habitude, j’ai toujours l’impression que même en la poussant bien fort, elle restera collée là où elle a décidé. Je suis un costaud quand même mais je me sens pas capable en face d’elle. Ce petit pois minuscule ! C’est à vous tourner les sangs. Et donc, la voilà ce matin, si étrange. Je la suis des yeux, un peu con, la bouche ouverte. Le collègue m’a dit que j’allais bientôt gober les mouches. Je me suis retenu de lui dire qu’au moins moi je m’intéressais aux autres. Mais il aurait rien compris. Il est bouché. J’ai ravalé et j’ai continué de regarder. Je voudrais pas que les imbéciles me prennent pour un pervers. Mais y a toujours des imbéciles, on peut pas lutter contre. Y a que les coups qui comprennent mais je suis pas un cogneur. Je me fais trop mal aux mains quand je frappe. Je trouve ça bête. Et la gosse donc, elle faisait un truc étrange avec son oreille. Elle prenait son petit doigt et elle se pliait l’oreille de haut en bas, trois fois. Puis un pas en arrière et c’est reparti. Elle l’a fait quatre fois sur la longue avenue où je peux l’observer. Je crois qu’elle l’a fait au niveau des poteaux, avant les deux passages cloutés. J’ai pas compris ce qui se passait. Je sais bien qu’elle est spéciale la gosse. M ’enfin de là à se plier l’oreille tous les cinquante mètres, elle est pas à lier quand même.
Jusqu’à aujourd’hui, j’ai été fasciné. J’ai pas cherché plus loin que les questions que je voulais lui poser. Mais là, le dragon lionne est parti en fumée. C’était plus rien du tout. Et ça faisait pas rêver. Je me suis même pris à me demander pourquoi elle me fascinait tant. C’a été la chute. Mais je suis pas déçu. Je suis seulement surpris. Déjà que je ne comprenais pas mais alors maintenant, je suis sûr que tout me glisse entre les doigts. J’aime pas ça. Je suis un peu agacé aujourd’hui. A cause de la gosse oui. Je pensais pas que je dirais ça un jour. Elle me donne envie de la suivre partout tout le temps, d’être avec elle tout la vie. C ’est pas de l’amour hein ! C’est comme un aimant. Et puis, elle sort transformée ce matin. Y a de quoi être ronchon quand même. Moi, ça me donne du courage de la connaître cette gamine, de la voir matin et soir et d’imaginer plein de choses. Là, je me suis senti tout vide, tout aspiré de l’intérieur. Comme dans Harry Potter là, les fantômes qui font froid et qui mangent l’âme. Elle m’a fait exactement pareil. Je sais plus sur quel pied danser. J’y comprends rien. Et qu’on aille pas me dire que c’est comme ça les femmes. Celle-là, elle est spéciale.
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