samedi 28 décembre 2013

Mère indignée (27)

Chaque jour, chaque nuit encore davantage, je revois la scène sans jamais réussir à la vivre.
Je n'y sens rien qu'un énorme coup de gong dans ma poitrine.
Et pas plus que l'incertain clair-obscur de la pièce au seuil de laquelle je me tiens.
La main sur la poignée ronde. Je m'y accroche. Je serre les doigts autour de la sphère qui fait bien de ne pas révolutionner.
Je reste froide.
Inatteignable.
Je sais dès l'instant où je perçois les protagonistes de la scène, que je dois détester ce qui se passe là, que je dois protéger mon enfant.
Mais je suis intacte.
A l'intérieur, tout s'est figé en attendant la fin du sortilège.
Je me réfrigère.
Comme toujours.
Avec les folles femmes.
Jusqu'à ce que le réel retrouve un semblant de bon sens.
Même mauvais aussi.
Je suis nez à nez avec les plaies familiales.
Anna la fille debout nue enlacée par la sœur nue enlacée à la fille à la tante.
La sœur infernale.
La sœur héritière.
La sœur immémoriale.
Intemporelle.
La sœur mythique qui joue et rejoue les tragédies du bout des temps.

Anna a échappé, elle m'a glissé des mains à peine née. Ce jour-là, elle m'a reniée moi et mon vœu de normalité. Elle a suivi les autres. Elle a choisi sa route. Avant même de parler.
Par la suite, les mots n'ont rien changé. Elle n'en use pas avec moi. Notre code est gestué.
J'ignore ce qu'elle pense.
Depuis l'orée de sa vie, Anna déjoue mes interrogations.
Elle les miroite.
Elle ne les déglutit jamais, elle les cache sous sa langue.
Comme la mère.
Comme la sœur.
Atavique.

Quand j'ai débarqué au milieu de ''embrassade, elle a prévenu tout ce que j'aurais pu questionner.
Elle m'a cloué le bec d'un regard complètement vide, froid, incompréhensible.
J'étais hébétée.
Je n'ai pas su quoi dire.
Elle m'a interdit d'intervenir.
Elle pense toujours en avance sur moi.
Comme avec les autres, je m'éberlue.
Puis je me tais.
Tortue stupide qui renfonce la tête dans sa boîte silencieuse.
Au cas où.
De peur que.
Pas sûre non plus de ce que je ressens.
Pas convaincue que ce soit fou.
Plus compétente pour faire la part des folles.
A ne pas vouloir être un automate...
A refuser le chemin rassurant de l'absolu rationnel...
Tout en sachant que je m'en mordrais les doigts, un jour.
Je ne sais plus si j'ai assisté
une fois
dix fois
mille fois
au câlin de vilain.
Je ne sais plus si je me jette sur la sœur, la mère, la fille,
vraiment
et laquelle,
si je le rêve,
chaque nuit.
Je ne sais plus si un jour la tortue qui dort en moi a griffé et défendu sa progéniture.
Je ne sais plus si j'ai hurlé comme toutes les trois heures du matin,
l'heure du cauchemar,
du cafard
intraitable.
Je ne sais plus si je me suis assise en refermant doucement la porte derrière moi pour admirer.
Je ne sais plus si je me suis jointe à la compagnie.

C'est aujourd'hui l'anniversaire de la première où je me suis introduite dans le sanctuaire.
Et il y a deux explications.
Parce que ça cloche quelque part.
Ou mon cerveau a décidé que ce jour-là était le bon et vaille que vaille, c'est l'anniversaire.
Ou ces folles sont à lier car elles enlacent à date précise.
Tous les 28 du mois.
Anna est du 28 décembre.
Cadeau d'anniversaire.
C'est tous les mois la fête.
Sans abonnement.
La chance...
La petite chanceuse.
La petite danseuse avec sa tante collées serrées.
Je vois bien la sœur dire...
Non je n'en sais rien.
Elle ne me parle que de faux.
Pour être sûre que ça ne touchera jamais nos vies,
vraies.
Ses foutus faux, folle furieuse !
La danse rituelle de fin de mois.
C'est comme un film documentaire sur les tribus antipodiques où l'on marche sur la tête.
Elle est comme ça la danse rituelle à laquelle, sans faute, j'assiste tous les mois,
tous les soirs en fermant les yeux.

Du 29 au 27, on oblitère en règle l'événement.
28, face à face avec le couple absurde.
Toujours surprise,
Le 28.
Danse rituelle de la mi-journée,
midi pétantes.
Entremêlement de peaux délirantes.
Électricité de tarées à poil.
Je voudrais ne pas en être.
En vain.
Je suis spectatrice
amnésique,
mensualisée,
monstrueuse,
menstruée,
j'en ressors.
Pour me laver.
Pour me laver entière du nouveau sang.
Pour me laver de la moiteur de leur plaisir.
Pour me laver de ma conscience.
Pour me laver de ma collaboration,
d'avoir cédé,
d'avoir admis.
Toute ma circulation se régénère et m'absout.
J'en perds la boule.
Je tombe en coma, sans alcool ni heurt, seulement l'immense choc du 28 du mois,
jamais moins brutal.
La migraine me triture la citrouille doublée de volume.
Je me réveille le 29, après des heures et des heures plombées.
Mon sang est immaculé.
On repart à zéro.
Jusqu'au 28 suivant.

Et j'oublie que ça recommencera.

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