Finalement,
Patate ne tint pas beaucoup plus longtemps. Il ne se passe rien dans
cette famille, chez Petite Poisse qui retienne l'attention. Tout y
est désespérément normal. Elle espérait autre chose. Elle
espérait beaucoup. Sans doute beaucoup trop de cette expédition-là.
Elle espérait la voir souffrir la petite enflure de PP. Elle voulait
assister à la vengeance qu'elle ne saurait jamais mettre en œuvre.
Elle voulait voir que le monde est juste parfois. Que les choses
s'expliquent. Elle y aurait trouvé un sens. Elle n'avait constaté
qu'une cruelle banalité dans ce couloir. Elle était déçue comme
rarement elle l'avait été jusqu'alors. Elle avait mis en branle ses
aventures nocturnes avec vie et espoir. Elle avait misé sur leur
force signifiante. Elle se heurtait à un vide de sens notoire.
Elle
rentra chez elle, après un long détour qu'elle fit pour se calmer.
Cela s'avéra parfaitement inefficace. Elle était hors d'elle. Elle
voulait hurler que puisque c'était ainsi, on n'avait plus qu'à se
flinguer, puisque même les plus mauvais d'entre les hommes étaient
à l'abri du malheur, puisque même une Petite Poisse grande sadique
dans son corps minuscule, ridicule et mesquin menteur ne payait pas
pour ses forfaits. On avait donc le droit de maltraiter les autres
sans être affligé d'aucune sanction. On avait donc le droit d'être
répugnant de malhonnêteté et de vivre tranquillement.
Franchement ? Patate l'aurait tuée après cette visite secrète.
Elle l'aurait étripée de rage. Elle lui aurait arraché les yeux
des orbites, histoire de lui faire expérimenter la cécité de son
cœur. Elle aurait fait des tas de choses si elle en avait eu le
courage. Mais Patate était une faible. Une de ceux qui se taisent
malgré leur rage, leur haine et leur douleur. Qui se retiennent
toujours. Et dont tout le monde ignore l'ampleur de l'ire jusqu'au
jour où. Ce jour où tout bascule et où ils sont tous là, comme
des bêtes, bouche bée, à regarder se métamorphoser en monstre
fascinant celui ou celle qu'ils ne voyaient pas ou seulement quand ça
les arrangeait. L'être-objet qui devient monstre et qui laisse ses
anciens pairs pantois et apeurés. L'être-objet idiot, pris au
milieu du cercle et balancés de mains en mains comme un vulgaire
ballon. Cet être-là dont personne n'ose imaginer l'âme et les
tourments parce que chacun sait, tout au fond de lui, aussi jeune
qu'il soit, que le spectacle sera bien pimenté, et qu'il brûlera
jusqu'au creux des entrailles. Alors tout le monde prend le chemin
inverse de cet esprit, s'en éloigne le plus possible, lui qui aurait
bien sûr davantage besoin que quiconque d'être regardé et entendu,
et ce tout le monde se poste et s'enfonce bien fort face à lui ou
derrière, c'est encore mieux, et l'attaque pour ne jamais s'en
approcher autrement, pour ne jamais lui laisser la manœuvre, pour ne
jamais risquer d'être touché et cramé jusqu'à l'os, tout le monde
couard, tous découillus et indignes du genre humain. Ce tout le
monde se pisse dessus en voyant sa plus fidèle victime, la plus
sûre, bien à sa place qui ne bouge pas, trop habituée à son
statut, se redresser et lever le bras de la vengeance. Il a peur,
tout le monde, de se faire guillotiné comme il le devrait. Mais il
ne sait pas que l'être-objet a l'âme fière et qu'il ne s'abaissera
pas à ses coups de poignards et autres tortures à lui, tout le
monde. Il n'est pas de ce pain-là, le monstre nouveau-né. Et tout
le monde finit par crever, non pas de ses blessures, hémorragies et
autres causes triviales. Il finit par être malade de honte. Et il en
mange toutes les secondes de ses journées. Le temps de la leçon.
Mais
ce jour-là, la métamorphose, était loin d'arriver encore pour
Patate et elle se contenterait le lendemain, comme tous les jours de
sourire et se cacher quand il sera nécessaire. Se cacher pour
pleurer comme une petite fille qu'elle ne parvient pas à faire
grandir, qui ne laisse pas sa colère arriver. Et qui s'en prend à
elle-même de son impuissance. Impuissance apprise, imprégnée.
Imbibée d'impuissance. Morte-née, née morte. L'impuissance est la
mort.
En
rentrant chez elle, Patate se demande à quoi tout cela sert. Elle
marmonne avec hargne que rien n'a de sens et que rien ne vaut la
peine. Elle laisse tomber. Elle lâche la barque. Elle n'est plus du
voyage. Et elle sait pourtant qu'elle recommencera à chercher dès
le lever du jour, dans quelques heures. Elle sait qu'elle ne pourra
pas s'en empêcher, qu'elle devra retourner au charbon, poussée par
une énergie immuable qui l'habite. Elle voudrait s'en atrophier
parfois. La tuer dans l’œuf, la vomir pour cesser. Pour faire
cesser les choses. Mais c'est impossible. Il y en a toujours en
réserve. Les autres ont l'air de trouver ça bon signe. Elle trouve
ça inquiétant. Elle est frappée de plein fouet, elle sanguinole,
et la voilà qui repart en sautillant. Elle ne se sent pas normale.
Elle sait qu'elle n'est pas normale.
Folle.
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