Patate
ne pourra pas en rester là. Elle le sait parfaitement. Elle se
connaît. Elle a ressenti une étrange excitation à assister à
cette scène. Elle veut connaître la suite de l'histoire. Patate se
demandait, sur le chemin du retour, si ce drame était ordinaire,
s'il marquait un tournant ou s'il était bien banal. Elle imaginait
cette vie où ces crises seraient quotidiennes, mais ce faisant, elle
ne s'imaginait pas la vie de Carotte ; elle s'imaginait celle de
la mère. Patate ne savait pas spontanément comprendre les
attaquants. Elle allait par nature vers celui qui rompt. Pas celui
qui écrase. Elle ne pleurait pas, elle ne se lamentait pas, elle ne
plaignait pas. Elle prenait le rôle, instinctivement. Elle devenait
celui qui cède et chute. Et elle fut prise d'une colère encore plus
vive à l'égard de Carotte. Elle la haïssait davantage. Elle
n'appréciait pas cette femme. Ca non ! Mais elle respectait sa
douleur. Carotte n'avait pas exprimé une once de regret. Elle était
la méchante pure, celle qu'on imagine, celle que Patate avait en
tête. Elle s'attendait à une autre version de Carotte. Elle avait
vu celle qu'elle connaissait déjà en bien pire. Elle n'était pas
déçue. Elle était écœurée. Elle revint chez elle en un éclair.
Elle ne vit pas passer le temps du trajet. Elle s'endormit encore
hébétée et incrédule.
Elle
décida, suite à cet épisode, de poursuivre sa quête chez Carotte.
Elle resta plusieurs jours sidérée, non du fait de sa naïveté. Il
n'y en avait pas chez Patate. Du fait de sa tendance fâcheuse
parfois, à lisser la vie pour qu'elle ne heurte pas trop. Il lui
était, cette fois, impossible de lisser. La violence l'avait
fouettée en plein visage. Patate, bien sûr, à son âge, en pleine
légumescence avait été confrontée à d'autres violences. Elle
n'était pas sortie du couffin à 14 ans. Coucou c'est moi areuh
areuh ! Non et renon ! Elle avait peu été bercée, peu
été consolée, peu été protégée. On avait toujours beaucoup
exigé d'elle et on l'avait poussée dans le monde sans plus
d'explications. Elle avait pris le pli et en exigeait tout autant
d'elle-même. C'est cette violence-là qu'elle connaissait, cette
violence sans heurts apparents, sans coups ni à-coups, sans cris ni
insultes. Elle avait appris à lisser cette violence-là, cette
violence douce qui rend amer. Elle avalait les couleuvres, partout où
elles passaient. Elle avait acquis cette capacité à tout ingurgiter
quoi qu'elle ressente, quoi qu'il se dise en elle. Elle en était
arrivée à ne plus entendre les voix intérieures. Elle y était
bien obligée quand elles hurlaient mais c'était sacrément à
contre cœur. Là encore, une violence silencieuse mais intense qui
anime jours et nuits. La violence fulgurante, Patate n'en avait que
très peu d'expérience et la craignait comme la peste. Elle était
sûre qu'elle était bien pire que celle qu'elle connaissait. Elle
était sûre de ne pas pouvoir y faire face. Mais, vous le savez
comme moi, elle se trompait. Elle se représentait les choses en
termes de quantité et non de qualité. C'était seulement une autre
violence, violence sprinteuse. Elle, elle était marathonienne.
La
naïveté était donc bien loin de cet univers-ci. Elle n'avait pas
sa place. Même plus : elle était interdite. Elle était bannie
et ridiculisée. Elle était rie comme une formidable boutade. Patate
s'en était donc vite débarrassée quitte à faire semblant d'être
au clair, de savoir, mais oui bien sûr bien sûr avec cet air assuré
et entendu des gens qui ignorent mais ne peuvent l'admettre. Patate
s'était plus d'une fois retrouvée en mauvaise posture à cause de
cela mais tout valait mieux que d'être prise sur le fait de
l'innocence.
Patate
ne retourna pas tout de suite chez Carotte. Pas dès le lendemain. Ni
le surlendemain. Malgré sa hâte, elle savait qu'il fallait
attendre. Elle entendit, pour une fois, cette nécessité qui lui
parlait de l'intérieur. Elle attendait d'être prête. Non qu'elle
fût déchirée par sa virée chez Carotte. Seulement, cela donnait
tant à penser qu'il fallait du temps. Elle ne réagissait pas à la
violence sprinteuse comme elle l'aurait cru. Elle y trouvait aussi un
certain plaisir. Elle s'était surprise à en sourire en y repensant.
Voilà qui était bien plus dur que la violence : le plaisir.
Au
bout de trois jours, elle se décida à reprendre son baluchon et
repartir pour une séance d'observation. Elle avait l'âme d'un
scientifique alors. Elle reprit le même chemin pour arriver à son
poste, derrière la maison, sous la fenêtre du salon. Elle
s'installa, confortablement sur son coussin moelleux. Et elle
attendit. Elle n'eut pas à patienter longtemps. Visiblement, le même
rituel s'opérait chaque soir de semaine. Carotte s'installait devant
la télévision, affalée sur le canapé (Patate jetait des coups
d'oeil furtifs par la fenêtre pour avoir une vision globale de la
scène qu'elle écoutait), chaussures aux pieds, nonchalante et
narquoise, à son habitude. Maman- Carotte arriva au bout de quelques
minutes. Patate eut une pensée soudaine : ne venait-elle pas
chercher la bagarre ? Pourquoi se sentait-elle obligée de venir
dans la même pièce que sa fille si elles ne se supportaient pas ?
Maso ? Carotte souffla en l'entendant entrer et lui demanda de
sortir : « Laisse-moi tranquille. T'as rien à faire
d'autre ?
- Arrête Carotte, c'est bon. Je ne fais que passer.
Madame
était étonnamment calme. Carotte s'en offusqua. Elle avait l'air
heurtée par le ton apaisé de sa mère : « Qu'est-ce qui
te prend ? T'as pris un calmant ou quoi ?
- C'est ça oui, dit Maman-Carotte en riant.
- Non mais sérieusement, t'es bizarre Maman.
Carotte
était là réellement inquiète. Ce « Maman » dans sa
bouche touchait en plein cœur. Patate sentit sa poitrine se serrer.
Et là, à cet instant précis, elle entendit les larmes jamais
pleurées de Carotte. A cet instant précis où la mère était mère,
elle sentit l'immense douleur de Carotte qui ne comprenait plus rien,
qui ne savait plus quoi danser, qui ne connaissait plus son monde.
- Je ne suis pas bizarre. Je suis calme.
- C'est bien ce que je dis. C'est bizarre.
- Tant que ça ?!
- Oui, tant que ça !
Puis,
Patate sentit carotte sourire hargneusement. Elle sentit
l'agressivité électriser l'air à nouveau : « Tu as vu
Thierry aujourd'hui ? Hein?!
- Oui j'ai vu Thierry et alors ?
- Alors tout s'explique.
- Ah bon ? Tout s'explique ?
Mais
Maman-Carotte cache mal son malaise soudain.
- Bien sûr.
- …
- Il t'a bien baisée.
- CAROTTE !
- MAMAN !
- Tu n'es que méchanceté. Tu n'as rien de bon en toi. Tu vois le mal partout. Je me demande comment j'ai fait pour engendrer ça !
- Il t'a bien baisée...
Et
Carotte se lève. Abattue. Dégoûtée. Toujours sans larmes. Patate
la regarde passer devant la fenêtre. Elle n'a même pas besoin de se
cacher ; Carotte ne voit plus rien.
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