Le
soir-même, elle n'attendit pas plus longtemps, elle prépara son sac
pour sa virée exploratrice et partit. Elle pouvait de toute façon
aller et venir comme elle voulait, elle était seule presque tous les
soirs jusqu'à des minuit et quelque chose. Elle était libre comme
l'air. Elle sortit tout doucement, comme si elle était déjà
là-bas. Idiot ! Vraiment idiot ! Mais elle était déjà à
l'affût, lionne prête à bondir, cachée dans les hautes herbes.
Pour une Patate, cela paraît stupide. Mais tout est possible en ce
bas monde. Alors, Patate-ninja, Patate-lionne-à-l'attaque, pourquoi
pas ? De toute façon, on raconte une histoire, on fait bien ce
qu'on veut. Elle se glissa dans la nuit et prit un malin plaisir à
passer aussi inaperçue que possible, elle qui se maudissait d'être
invisible la plupart du temps, là, à ce moment précis, son
invisibilité lui était d'une grande utilité. Enfin... Elle marcha
une petite demie-heure. Elle se retrouva devant le portail de la
grande maison de Carotte. Les choses se corsait pour cette troisième
entreprise : une maison et non un appartement. Facile de se
cacher dans un immeuble, ses couloirs et escaliers. La maison et son
grand portail ouvert à tous les regards étaient bien plus retorses.
Elle ne se découragea pas et à vrai dire, Patate avait déjà pensé
à tout cela. Elle se faufila le long de la haie et trouva le trou
dans le feuillage qu'elle cherchait. Elle était Patate mais pas
complètement demeurée. Elle savait, chez elle il en allait de même,
que dans une haie de troènes, de tout autre buisson chic, il y a un
trou, une désépaisseur à un endroit, pas nette mais qu'un regard
aiguisé repère sans difficultés. Elle regarda cette trouée qui
annonçait le début d'une longue soirée, espérait-elle. Ou du
moins intense et passionnante. Elle était excitée, bon coup
d'adrénaline, sourire jouissif aux lèvres. Elle se glissa dans le
feuillage et ressortit dans le jardin. Elle était au bon endroit,
dans un coin, pas de caméra, la maison toute proche. Elle n'avait
presque pas de terrain à traverser pour atteindre un des murs. Elle
enjamba rapidement la petite distance qui la séparait de l'édifice
et se plaqua contre le mur. Elle longea le mur à la recherche d'un
endroit réellement adéquat pour sa mission. Elle s'arrêta juste à
côté d'une haute fenêtre, à l'arrière de la maison, qui donnait
sur l'immense salon. La télévision était allumée. Carotte était
là, affalée sur le canapé, baskets sales bien à plat sur le doux
tissu beige. Insouciante, désinvolte, toujours son sourire narquois
accroché à sa bouche de folle en puissance. Elle était seule pour
le moment mais du monde gravitait autour d'elle. Son père, souvent
absent, (existait-il d'ailleurs ? Carotte en parlait comme d'un
Superman aux poches bourrées de billets verts mais cela paraissait
toujours louche) n'était sans doute pas dans les parages mais son
frère et sa mère devaient bien être à la maison. Patate pensait
ne pas pouvoir s'installer confortablement au vu de la configuration
de la maison. Elle l'avait prévu et ne s'en inquiétait pas. Elle
s'accroupirait et se dégourdirait les jambes régulièrement. Elle
resta donc debout appuyée au mur de derrière de la grande bâtisse.
Et elle écouta :
« Maman,
apporte-moi une glace !
- Qu'est-ce qu'on dit ma chérie ?
- Allez, arrête tes conneries de gamin là ! File-moi cette glace !
- Un s'il te plaît ne serait pas de trop quand même ma Carottine.
- Ne m'appelle pas comme ça ! Je te l'ai déjà dit mille fois. Tu comprends rien ou quoi ? A croire que t'es conne ?
- Eh ma Carotte ! Calme-toi s'il te plaît !
- Il me plaît pas. Je me calme pas. Je suis pas ta Carottine ni ta rien du tout. Et rapporte-moi cette putain de glace !
- Tu me parles autrement ma Car..., Carotte !
- Oui oui c'est ça. Qu'est-ce que tu vas faire ? Tu fais jamais rien. Tu menaces tu menaces et après ? Y a plus personne. Donc arrête de discuter et ramène ma glace !
- Tu exagères ! Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu me traites comme ça ?!
- Allez, c'est parti pour le numéro de Calimero. T'as rien fait Maman. Justement, t'as rien fait. C'est moi qui fais. Si Papa était là...
- Mais il n'est pas là, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué et...
- Ta gueule ! Je sais qu'il est pas là ! Malheureusement ! Et je dois me taper une mongole comme toi !
- Pardon ?
- Tu as très bien entendu et je te le répète : je dois me taper une mongole comme toi ! C'est la première fois que tu l'entends ou quoi ?
Elle
marmonne : « pauvre conne ! »
- Qu'est-ce que tu as dit ?
- Rien, allez bouge c'est bon.
- Sûrement pas !
- Qu'as-tu dit ?
- PAUVRE CONNE !
- Carotte, monte dans ta chambre !
- Hein?!
- Monte dans ta chambre j'ai dit !
- Mais oui c'est ça. Je suis très bien là où je suis. Si t'es pas contente, t'as qu'à monter toi-même.
- Non mais tu t'entends ?
- Je suis en train de hurler donc oui je m'entends. C'est toi qui piges que dalle !
- CALME-TOI TOUT DE SUITE OU JE TE FOUS DEHORS.
- Pfffff, tu fais pitié Catherine.
- Arrête de m'appeler Catherine et de me parler comme ça !
- T'as vu, c'est chiant hein ces petits noms à la con ? !
- Tu es une peste. Tu es un diable. Bien la fille de ton père.
- Ah ça oui, la fille de mon père, bien plus que celle de ma mère ! J'espère bien. Être aussi conne que toi...
- Ne recommence pas Carotte ! Ne recommence pas !
- Ou bien ?
- Ou bien je vais vraiment te...
- Tu sais même pas quoi. Bref, discussion de merde. JE vais chercher ma glace.
- Bien sûr que Tu vas chercher ta glace. Tu vas grossir encore et tu viendras te plaindre après. Je ne serai pas là pour te consoler.
- Pas besoin de toi. J'irai me consoler avec Papa si j'ai besoin. Il sait faire ça lui.
- Oui eh bien tu auras le temps d'être consolée depuis longtemps avant qu'il revienne.
- Arrête de parler de lui comme ça !
- Ah ah... Mme Carotte défend son petit papa chéri. Pauvre petit papa chéri...
- Catherine arrête ou je... (elle serre le poing devant elle)
- Ou tu vas me frapper ? C'est ça ? Tu vas frapper ta mère ?
- C'est pas comme si c'était la première fois hein ?
- Tu es folle. Folle à lier. Vous êtes tous fous dans cette famille.
- Mais oui, mais oui. Et toi tu es saine d'esprit donc ?
- Plus que toi, c'est pas dur.
- BREF ! Laisse-moi passer et tais-toi.
- Petite pute !
- Oui c'est ça, petite pute !
Et
Carotte, pas plus affectée que cela par l'insulte proférée par sa
mère part dans la cuisine, sans doute chercher, enfin, son dessert.
Patate
entend son frère descendre l'escalier bruyamment. Il rejoint
probablement Carotte dans la cuisine. On les entend s'esclaffer et
rire de bon cœur. De là où Patate se trouve, elle ne peut
qu'imaginer qu'ils plaisantent au sujet de leur mère.
La
scène est horrifiante. Pire que celle qui précède. La fameuse
Catherine se décompose en entendant ses enfants. Elle se met alors à
parler seule : « Qu'est-ce que j'ai fait au Bon
Dieu ? Qu'est-ce qui s'est passé pour que j'en arrive là ?
Il faut que ça s'arrête, il faut absolument que ça s'arrête. Je
ne peux plus supporter ça. Mes enfants sont fous et je suis en
trains de le devenir. Il faut que je me sauve d'ici. Il faut que je
m'enfuie. Je les déteste. Je déteste mes enfants. Là maintenant je
les hais. Mon Dieu ! C'est l'enfer. Les gosses c'est
l'enfer. Ma famille est un enfer. Je dois en finir avec ça. »
Et
Patate est saisie de pitié et de mépris pour cette femme qu'elle
connaît pas mal, et qu'elle a toujours vu froide et raide. Elle ne
bouge plus. Le monde tourne dans tous les sens.
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