Le
lendemain, elle ne se rend certainement pas en cours. Elle aime
apprendre. Plus que tout. C'est même sans doute la seule chose qui
la fait tenir : apprendre, comprendre toujours davantage. Elle
si peu émotive, si refroidie pour les émotions chaudes, elle est
très au point sur la douleur, la déception, le sentiment
d'humiliation ou de culpabilité. Pas de problème pour elle de ce
côté-là. Elle est réceptive à 150%. c'est l'émotion qui fait
joli qu'elle n'a pas. Elle n'a pas les bons boutons, pas les bons
protocoles internes. Le n'a pas le logiciel qu'il faut pour ça. Le
film où l'on pleure, la cadeau qui émeut, la joie incontrôlable de
revoir un cher, tout cela lui est étranger. Désire-t-elle qu'il le
reste ? Sans doute mais elle ne se l'avoue pas. C'est peut-être
l'une de ses seules fiertés puisque c'est l'une de ses seules
froideurs, là où les autres voient de la force, de la puissance.
Elle se plie à ce diktat légumescent sans le penser, sans le
regarder réellement. Elle doit s'y soumettre, elle a dû, du moins.
Pitay, Pitayak feront-elles de même ? Parce qu'au fond, elle
est en parfait désaccord avec cette idée qu'il fut être fort ou le
laisser croire, ou pire !, se le faire croire à soi-même,
propension, devrais-je dire, don, proprement humain et parfois,
souvent stupéfiant. Elle sait au fond que ce ne sont pas les plus
costauds apparemment qui seront les plus riches. Peut-être pour
certains les plus sereins. Sûrement pas pour tous puisque, comme
chacun sait, il y a aussi cette fabuleuse capacité à faire
semblant. L'homme légumescent est un acteur hors pair. Elle ne
détient pas ces émotions du bonheur donc, sauf ! Sauf quand
elle comprend quelque chose de jamais pigé, ou compris tout à
l'envers, comme un enfant qui ne sait pas encore lire et qui juste
comprend une expression à l'oreille, sans même distinguer les mots
au bon endroit.
Conclusion,
elle n'ira pas au collège aujourd'hui. Elle se prépare bien plus
tôt que nécessaire pour pouvoir s'enfuir sans rencontrer personne.
Dans la nuit, elle a entendu son père entrer doucement dans sa
chambre, sans doute s'assurer que sa femme n'avait pas déraillé et
que leur fille était bien rentrée. Il avait juste vérifié sans un
bruit et était reparti aussi furtif qu'arrivé. Mais lui non plus
elle n'a aucune envie de le voir. Personne. Elle ne veut pas leur
parler, pas rencontrer leurs yeux humides ou nerveux. Leurs yeux de
pauvres petits parents chéris meurtris. Elle ne veut pas se sentir
coupable, être la méchante, la sale gosse. Elle n'a pas de solution
pour eux et on dirait que c'est ça qu'ils attendent d'elle. Des
solutions d'une gamine de quinze ans. Ou alors elle rêve. Mais elle
ne veut pas parler de leur amour pour elle qui l’écœure, mais qui
entre nous est la seule chose véritablement à l’œuvre là. Ils
ne savent qu'aimer laborieusement, sans être jamais là, et sans la
connaître. Ils ne savent pas qui elle est. Ils croient ce qu'ils
veulent et construisent leur fille à leur image. Ils se prennent
pour Dieu avec cette enfant. Elle n'est aujourd'hui plus leur poupée
ni leur chose. Elle a fini d'être de pâte à modeler. Elle est
d'acier désormais et ils devront l'aimer ainsi ou pas. Elle s'en
fiche. Elle se fiche de leur amour. Elle ne se fiche pas de se sentir
la coupable. Elle se fiche de ce qu'ils l'aiment. Elle peut vivre
sans eux. Elle le fait déjà non ? Sa mère n'a rien dit hier
soir. Elle s'est tue. Elle n'a absolument pas ouvert la bouche. Tout
de même, Patate n'a pas complètement disparu. Elle s'interroge :
Pitay n'en a pas envie mais elle sait que Patate a raison ici, que la
question mérite d'être posée. Elle se laisse réfléchir : sa
mère était-elle sidérée, tellement en colère qu'elle a dû se
taire pour ne pas la frapper aussi fort qu'elle avait eu peur,
incrédule, désespérée de perdre sa fille peu à peu ?
Etait-elle interdite devant son corps recroquevillé, les yeux
bouffis, le visage pâle comme la mort ? L'a-t-elle crue morte .
L'a-t-elle crue morte ? Voilà la véritable question.
Voilà
le sens de ce silence.
De
tous les silences ?
Alors
la vie a mal commencé pour elle.
Elle
va aujourd'hui préparer ce qu'il faut pour faire payer notre ami
Patpat tyran de pacotille. Elle sait déjà ce qu'elle veut et sait
comment.
Elle
sort de chez elle, il est très tôt. Elle ne perd plus son temps.
C'est fini. Elle prend le temps et elle fuit, enfin. Affronter est un
combat idiot et sans fin, surtout sans issue pour les gens comme elle
. Attention !! elle pense en Patate ! Bref, elle se dirige,
non vers le collège mais vers l'arrêt de bus de Piment, chaque
matin. Elle le sait, elle a étudié le réseau. Elle ne peut prendre
que celui-là. Elle l'atteint à 7h30. Elle doit encore attendre 30
minutes au bas mot. Elle sourit. Elle observe les gens pressés qui
passent partout autour d'elle. Elle est heureuse. Putain ! Elle
est heureuse. Elle aime le matin comme rien d'autre. Là, elle voit
les vrais gens, là elle a de vrais yeux. Qui qu'elle soit, Patate,
Pitay et l'à-venir Pitayak.
Quand
elle l'aperçoit, Piment tique. Elle fronce les sourcils. Elle
n'apprécie visiblement pas qu'on s'approche de son territoire. Elle
se défie et s'approche, prédatrice : « Qu'est-ce que tu
fais là ?
Je
voulais te parler, seule à seule.
Pourquoi ?
Et puis, où t'étais ces jours-ci ? Pas en cours en tout cas.
C'est pas ton genre. Tu nous fais quoi là ?
Je
fais ce qu'il faut.
Piment
sourit.
Ok.
Bref, tu veux quoi ?
Un
service.
Un
service ? Ouh là !...
Un
peu spécial.
En
plus !
Oui.
Vas-y,
demande toujours. On verra ensuite.
Un
connard de mec qui terrorise sa famille et qui comprend que dalle à
sa connerie.
Aaaaah !
Pas mal comme profil... Et ?
Et
on s'occupe de lui.
On
s'occupe de lui. Et pourquoi ?
Parce
que c'est un enculé et que je commence à saturer des enculés.
Ca
me va. On s'en occupe comment ?
Bien.
Arrête,
sérieusement ! Comment ?
A
ta manière Piment. Je te suis. J'ai mes idées mais pas
l'expérience. Et toi ?
J'ai
les deux. Pourquoi moi ?
Parce
que toi, c'est tout.Pas une autre.
Ok.
Autre
chose : c'est le père de quelqu'un qu'on connaît. Alors on se
tait et on tient.
C'est
mon registre.
Je
sais.
Le
bus arrive. Piment fait un signe de tête à Pitay pour qu'elle
monte avec elle.
Elles
s'assoient. Un silence, endormi. Et elle se met à raconter la scène
à laquelle elle a assisté le vendredi précédent.
Ca
me suffit. Pauvre con !
Haricotte
ne doit rien savoir.
Tu
me prends pour une conne non ?
Pitay
sourit à son tour. Elles se regardent complices et finissent le
trajet sans un mot. Pitay s'apprête à descendre avant l'arrêt du
collège.
Pitay
descend. Elle n'en croit pas ses yeux ni ses oreilles. Elle est une
lionne. Elle est une vengeresse. Elle ne laissera plus faire. Et
Piment est l'alliée idéale.