Et puis, il y a ce prof, ce fou, celui dont on a parlé pendant des soirées entières ou presque quand on avait 17 ans. Il nous faisait parler, rire, pleurer, rager, il pouvait susciter toutes les émotions possibles. Il nous a terrifiés mais il nous a aussi fascinés. Il a ouvert une porte que peut-être nous ne voulions pas ouvrir de nous-mêmes jusqu'alors. Sans même l'ouvrir, on entend des cris derrière et des flashs de lumière s'aperçoivent dans l'espace du bas. C'est une mauvaise porte. Mal foutue, mal fagotée. Elle ne donne envie à personne. Mais parfois, souvent l'on n'a pas le choix que d'en passer par elle.
Un jour, nous ne le connaissions pas encore bien, pas assez pour ne pas être surpris, il est monté sur une table et il a gesticulé comme en transe. Il a mimé la vieille en furie du texte que nous analysions bien sagement. Il s'est tordu dans tous les sens pour qu'on entende la frayeur qu'elle avait faite aux autres personnages, la vieille dingue. Il ne s'est pas tout de suite arrêté. Cela a duré au moins une minute. J'avais peur que le bureau cède sous son corps de bœuf mais non. Le matériel de l'Education Nationale, laid comme aucun autre, a cela de bon qu'il tient même les plus grands délires de ses enseignants. Il était à jeun, aucun doute là-dessus. Il était bien avec nous. Il nous parlait à nous. Il s'adressait à nous, il nous regardait. Nous ne pouvions détacher notre regard de lui. Il ne nous l'aurait pas permis. Il nous aurait interpellés, individuellement. "Untel, tu as peur ? Regarde ce que tu n'as pas compris pauvre idiot !" Il parlait comme ça et tout le monde savait qu'il était prêt à dépasser toutes les limites, à aller beaucoup plus loin, à humilier jusqu'au fond du cœur. Alors la porte de la folie, elle était ouverte depuis belle lurette pour lui. Il est redescendu de son bureau, en sueur. Mon premier soulagement a été de le voir redescendre sans s'être fracassé la tête et être tombé sur le premier rang à quelques centimètres de lui. Les deux filles seraient mortes sur le coup. Mon deuxième soulagement a été de le voir reprendre le fil de son explication de texte. J'étais soulagée. J'étais aussi abasourdie. Il était revenue à un ton de voix parfaitement habituel, en tout cas le concernant, et poursuivait son plan de cours. Comme si de rien n'était. Nous n'osions pas nous regarder. Il aurait vu la stupéfaction face à la furie qu'il nous avait donné à voir. Il aurait commenté, attaqué et finalement hurlé, rouge comme un porc qu'on égorge celui qui aurait osé. Certains s'en fichaient et avaient envie de rire. Certains ont pouffé. Mais je crois qu'il n'a pas entendu car il se remettait de sa prestation.
Il était toujours en sueur, quelque température qu'il fasse, il suait, il dégoulinait, il s'évaporait. Mais il était tellement imposant, dense, puissant, d'apparence qu'on se disait que c'était plutôt du trop-plein qui se dégageait de lui. Des sortes d'excréments liquides. Sûre et certaine qu'il abhorrait cette tare. Mais il ne s'en cachait pas. Pour s'en cacher, il aurait fallu qu'il se déshabille. Je me demandais s'il se déshabillait, même pour dormir. Il était de ces gens qui paraissent masquer l'horreur sous leurs vêtements et ne pouvoir jamais s'en défaire. Pas son genre de nous faire un strip-tease à tel point que même le dernier bouton de la chemise qu'il devait mettre quelques minutes à fermer était toujours impeccablement alignés avec ceux du dessous. En effet, il avait un cou gros comme mes deux cuisses l'une contre l'autre. Il avait le cou qui dépassait presque de sa tête. Et pourtant, Dieu sait que la tête était grosse elle aussi. Tout cela ne faisait pas de lui quelqu'un de gros proprement dit. C'était bien plus subtil que cela. Il était rempli. Et la sueur faisait partie de ce cycle de remplissage et désemplissage.
A la sortie du cours, ce jour-là, nous étions incertains. Nous étions jeunes. Nous n'avions pas toutes les clés. Mais nous en avons vite conclu tout de même qu'il n'était pas moins qu'un fou furieux. Moi si prudente à l'époque, je me joignais aux autres pour affirmer ce jugement. Il n'était pas des nôtres. Mais n'étions qu'en novembre et plusieurs mois restaient à vivre des heures dans la même pièce que lui.
Des épisodes comme celui de la vieille sur son bureau habitée par le diable, il y en eu d'autres. Bien sûr. Nous nous sommes habitués. Je ne me suis jamais habituée à l'épouvante qu'il déclenchait en moi quand je sentais monter sa colère. J'avais senti, en bonne adolescente fragile, qu'il irait où bon lui semblerait et qu'il ne s'embarrasserait pas des règles. Des siennes oui. Mais non pas celles du respect des autres. L'autre n'était qu'un danger pour lui, un enfer. Il nous craignait comme la peste. Il nous détestait. Nous de même. Je le craignais beaucoup plus que je ne le détestais. Je cherchais à comprendre ce qui avait mené là, à ce point de non retour, cet homme en sueur. J'avais imaginé une théorie selon laquelle il avait un père militaire qui l'avait ignominieusement maltraité sans que personne n'intervienne et ce pendant des années. Qu'il avait fait quelques séjours à l'hôpital psychiatrique avant de se lancer dans sa brillante carrière d'enseignant. Restait en suspens la question de savoir pourquoi il était enseignant, au contact de ses congénères en permanence, qui plus est, pas des plus abordables. La vengeance ? Je n'y croyais pas. Quelque chose de beaucoup plus complexe. Un cadre, malgré tout, qui l'empêcherait de faire n'importe quoi. Peut-être. Une institution reconnue et claire. Des règles à imposer et un savoir dont il était fier. A vrai dire, cet homme-là n'aurait été accepté dans aucune autre institution ou entreprise digne de ce nom. Il avait le savoir et l'Education Nationale s'en est contentée. Elle n'a pas vu le fou tapi en lui. J'avais aussi la théorie de l'homosexuel refoulé qui se hait à en vomir chaque soir. Peut-être suait-il son homosexualité, dans l'espoir de s'en "débarrasser". Cette théorie n'a jamais eu grand succès auprès de mes pairs, mais je ne m'en suis pas défaite. Encore aujourd'hui, je lui trouve un sens. Elle se combine d'ailleurs à merveille avec la précédente. Le tout est de l'articuler de manière subtile.
Il fut sans doute le premier à me mettre face au miroir de la folie sans que je ne puisse l'éviter. J'avais toujours voulu croire que les gens avaient leurs raisons pour faire ceci ou cela, des raisons raisonnables et compréhensibles par tous. Il fut le premier à m'obliger à admettre que certains d'entre nous ne peuvent pas partager leur univers. Et qu'ils se défendent comme des tigres pour se faire respecter disent-ils ou font ils savoir, sans doute plutôt pour se respecter eux-mêmes. Ou alors ils s'effondrent et ne sont plus que poussière. J'ai cru le haïr. J'ignorais encore la folie et ses tourments, voilà tout. Je l'avais toujours esquivée, même si je l'avais déjà beaucoup croisée, j'avais réussi à ne pas la regarder. Avec lui, Mister C., je n'ai plus eu le choix et j'ai ouvert grand la porte branlante qui ouvre le monde que nous connaissons tous sans le savoir, sans le vouloir surtout : la maladie de l'esprit.
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