Lorsqu'elle
rentre chez elle, au bout de ses deux nuits deux jours dehors, Pitay
est seule chez elle. La vie n'a pas bougé d'un pouce. Il est l'heure
à laquelle elle aurait dû rentrer du collège. Elle rentre dans une
maison trop froide et inhabitée. La vie continue. Elle est soulagée
et déçue. Elle est soulagée, pas de drame, pas de déferlement de
haine, de honte, de cris. Elle est soulagée car tout est à sa
place. Elle est affreusement déçue, bien sûr. Elle voulait
susciter ce séisme. Elle voulait que tout s'écroule et soit enfin
clair et net, sans cran de sûreté, à nu, à poil, pur, dur, fou.
Vrai. Mais rien n'a l'air d'avoir changé. Les objets sont les mêmes.
Ils la narguent. Ils paraissent hurler PATATE ! Ils se
détournent d'elles. Pas en baissant les yeux, pas avec compassion,
pas avec gêne. Rien de tout cela. Les meubles lui disent que tout ce
qu'elle a fait ne sert à rien, que le monde restera tel quel, de
quelque manière qu'elle tente d'agir dessus. Ils lui hurlent son
impuissance, sa débile humanité, sa folie, sa vanité de croire
qu'elle a fait la révolution en s'enfuyant deux jours, que tout le
monde s'en fiche, qu'ils s'en contrebalancent eux les premiers. Elle
est face à sa minuscule vie. Elle les hait. Elle n'a jamais aimé
les objets, jamais ceux-là surtout, ils sont immuables, sclérosés,
cryptés et méprisants. Depuis toujours, sans concession. Elle ne
sait ni ne veut les aimer. Elle les briserait tous si elle en avait
la force. Mais cela n'en vaut même pas la peine. C'est eux-mêmes
qui la ligotent. Non, c'est elle-même qui ne sait pas se défaire de
ses liens. Même les meubles, les objets sont plus forts qu'elle.
Elle n'aurait jamais dû revenir. Elle sent la mort ici. Elle
s'assoit par terre en tailleur, pas comme une sage asiatique, pas
comme une yogi prête à la méditation. Elle prépare la bagarre.
Elle est sur le lourd tapis, doux et tendre. Lui, elle l'aime. Il
accueille quoi qu'il arrive. Elle est assise et elle se demande
comment va finir tout cela. Elle s'agite, ne sent cette position
calme lui convenir. Elle a envie de tous les projeter en l'air, les
faire voler et se fracasser contre les murs. Alors non, elle ne va
pas rester sagement en tailleur. Elle s'assoit finalement sur ses
talons et d'un coup, se relève légèrement et se met à frapper le
sol de ses poings, les fesses en l'air, juste pour vomir
l'impuissance. Le tapis accueille. Elle frappe comme une dératée,
elle se fait mal, elle ne le sait pas encore. Elle verra demain. Elle
sent enfin quelque chose se passer, elle résiste, elle ne reste pas
sans rien faire là à attendre que la vie pourrisse. Elle frappe et
elle crie, elle la taiseuse. Elle insulte le monde entier « Enculés
de vos races ! Vous êtes tous des sales ! Nous ne valons
rien, ni vous ni moi, nous sommes des milliards de pauvres cons qui
croient qu'ils peuvent. Tous des connards ! »
Elle
finit par se recroqueviller en sueur, la tête contre les genoux, et
s'endort.
Deux
heures plus tard, sa mère rentre. Pitay se relève, endolorie, elle
peine à déplier ses membres. Sa mère est là, debout dans
l'encadrement de la porte et la regarde, en silence bien sûr. La
famille du silence. Personne n'est sourd pourtant. Elle regarde sa
fille se débattre avec son corps. Elle ne peut pas l'aider. Pitay
n'en veut pas de toute façon. Elle arrive enfin à se remettre
debout. Mais elle n'a pas envie d'être debout. Elle veut s'allonger,
se lover, fidèle à son impuissance. Soumise au poids des choses.
Elle croise le regard de sa mère. Elle y lit tout ce qu'elle ne veut
ni voir ni entendre, qui n'ajouteront que souffrance à son sentiment
de nullité. Elle passe à côté d'elle et commence à monter les
marches de l'escalier, courbée comme la Grand-Mère. Elle entend
dans son dos : «Pourquoi nous fais-tu ça ? » Pitay
ne répond pas. Elle s'arrête dans l'escalier. Elle n'a pas envie
d'un quelconque courage. Et la mère n'est même pas en colère, pas
assez en tout cas. Tout est immobile quelques secondes. Puis, Pitay
recommence son ascension vers le lit qui la réfugiera. Aucun bruit,
aucune parole, aucun désir. Jusqu'au lendemain. La vie refera
surface, comme toujours, même menteuse et illusionniste. Pitay a
compris qu'elle était bernée. Elle s'en contente. Les vengeances
l'animeront désormais.
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