Pata-Pitay
arrive à la mairie. Elle a encore le temps de faire ce qu'elle doit.
Elle rentre fière comme Artaban dans le bâtiment devant lequel elle
est passée des centaines de fois. Elle n'y a jamais vraiment prêté
grande attention. Elle n'était pas concernée, pour ainsi dire. Elle
considérait jusqu'à présent que c'était la chasse gardée des
adultes. Elle ne se sentait pas de ce monde-là. Pas encore. Pas
tort. Toujours pas d'ailleurs. Mais elle n'était pas peu satisfaite
de marcher sur les plates bandes des parents, pour une fois,
peut-être pour l'avenir. Ne plus rester à sa place. Ne plus rester
à cette place assignée par des gens qu'elle ne respecte plus. Elle
n'est plus Patate qui respecte par instinct de survie et croit que
c'est cela qui la sauvera de l'ire des puissants. Mais c'est un jeu
de dupes où elle s'est toujours trouvée perdante. Elle a zigzagué
pour ne pas se faire prendre et voilà qu'elle conclut au bout de
presque quinze ans qu'elle n'a jamais le dernier mot, qu'elle n'est
jamais aussi bien qu'il le faut ni pour les adultes, ceux qui se
prétendent tels, ni pour ses pairs. Alors, autant tout envoyer chier
et prendre des places qu'on ne lui donne pas, qu'on lui promet ou
qu'on lui fait miroiter et qui n'arrivent jamais. Elle a été
patiente, gentille, sage comme une image, tellement comme cette image
qu'elle a failli arrêter de respirer, pour rien ! Pour rien !
Tout le monde s'en fout, soyons honnêtes. Elle sait que personne ne
la regarde vraiment. Elle n'existe qu'à moitié pour tous les
autres, en tant que Patate, alors autant ne plus rien être de tout
cela. Autant faire cesser cette vie de fantôme où elle s'épuise
sans y gagner ni trésor ni même tranquillité. Elle a jusqu'à
présent éprouvé le monde comme une pyramide très claire :
elle était bien entendu tout en bas de l'échelle et, d'où et
pourquoi lui avait-on appris cela ?, elle devait y rester
jusqu'à tant d'être digne de monter d'une marche et l'ascension
serait longue et pénible, pleine d'embûches et de grandes
souffrances lui avait-on prédit. Elle avait donc eu plus peur
qu'envie de monter cet escalier du monde. Elle s'était contentée
d'attendre son tour pour la petite marche suivante. Comme une conne !
Mais oui ! Qu'est-ce qu'elle avait été conne ! Elle s'en
voulait. Elle détestait cette Patate qui s'était laissée faire
comme ça, comme une attardée, elle la méprisait maintenant qu'elle
n'était plus elle, elle n'en voulait plus trace en elle, elle
devenait une autre personne. Elle devait changer de tout. Elle avait
changé les cheveux, l'apparence mais pas assez. Elle devait
transformer tout son être pour ne plus jamais avoir à toucher à
cette créature de malheur. Elle devait. Pour vivre. Comme elle avait
dit à Mme Mango, pour être quelqu'un tout court. Pas cette putain
de poupée merdique et stupide. Elle allait mettre en œuvre toute
une reconstruction. Elle avait fini de détruire ce qui restait de
détritus de Patate. Elle peaufinait sa mise à mort en entrant dans
cette mairie. Un sourire inquiétant se dessine sur son visage. Elle
n'a plus peur de rien. Elle fera désormais ce qui lui plaît.
Pitay
salue la personne de l'accueil, cette fois beaucoup plus avenante. A
quoi cela tient-il ? Est-elle vraiment comme ça ou Patate
définitivement disparue, Pitay s'attire-t-elle d'autres
bienveillances telle qu'elle est désormais ? Elle serait
d'autant plus enivrée mais répugnée de voir que c'est cette simple
assurance nourrissonne qui lui octroie ces amabilités. Elle ne sait
pas comment tester ce fait. Elle devra là aussi chercher. Sans doute
en aura-t-elle des preuves et explications au fur et à mesure. Pour
cela, elle est prête à attendre un peu. Sinon, elle tentera des
expériences in vivo. Mais ce n'est pas le moment, le lieu, à voir.
Elle aura déjà cette donnée-là en poche et pourra revoir plus
tard la réaction du monde si elle se retourne en pseudo-Patate.
Parce qu'en vrai, plus jamais ! Elle espère ne plus jamais de
toute son existence. Elle ne supporterait pas, à son sens. Et
pourtant Patay n'est pas assez naïve pour croire que Patate morte
depuis quelques minutes ne reviendra pas. Elle n'est pas assez naïve,
non. Mais pas prête non plus à admettre qu'il faudra refaire face
avec le costume de Patate. Elle ne veut plus l'imaginer autrement
qu'en costume, fake, non-être. Elle est passée de l'autre côté.
Ce jour est à marquer d'une pierre blanche. Le 23 avril. Le 23. Elle
n'aime pas ce chiffre, elle n'aime pas les chiffres de la fin du
mois. Elle a l'impression que le mois est sali, déjà usé, qu'il
faut vite en commencer un autre. Les fins de mois, elle les traverse
les yeux fermés pour ne pas trop sentir tout ce qui se passe autour
et qui est déjà trop fermenté. Mais aujourd'hui, jour remarquable
est pourtant un 23. Pitay n'est plus Patate. Peut-être saura-t-elle
trouver son charme à la fin de mois.
« Bonjour,
j'aimerais savoir où m'adresser pour un changement de prénom s'il
vous plaît ?
- Bonjour, changer de prénom ?
- Oui.
Pitay
commence à se renfrogner.
- Ok. Vous n'aurez pour l'instant que des renseignements mais vous devez vous diriger de ce côté et puis le bureau du fond. Ma collègue vous recevra tout de suite je pense parce qu'il n'y a plus grand-mode à cette heure.
- Merci beaucoup.
- Je vous en prie. Je peux vous poser une question ?
- Oui.
- Comment vous appelez-vous ?
- Pourquoi ?
- Parce que je me demande, est-ce si terrible que cela ce prénom ?
- Oui, c'est si terrible que ça : Patate et tout ce qui va avec. Je n'en veux plus.
- Ok, je vois. Vous vous souvenez des indications pour le bureau ?
- Oui oui merci.
- A tout à l'heure Mademoiselle.
Pitay
sourit.
Elle
arrive devant le bureau ouvert. Elle perd un peu son souffle.
Quelques instants. Mais elle est déterminée, sans aucun doute. Elle
frappe et entre poliment dans le bureau.
« Bonjour
Mademoiselle, que puis-je pour vous ?
- Bonjour, Je voudrais faire changer mon prénom.
- A l'Etat Civil ?
- Euh oui.
- Bien...
- …
- Je peux vous fournir les renseignements nécessaires mais il nous faut de l'autorisation de vos parents.
- Oui je me doute.
- Vous ne leur en avez pas encore parlé ?
- Non pas encore.
Elle
baisse la tête. La prochaine étape sera celle-là et elle sera
ardue. Quatre marches de la pyramide d'un coup. Elle n'évoque pas
tout haut la pyramide. Elle croit que personne ne comprend cette
image idiote. Elle n'a peut-être pas tort. Ce n'est pas l'image que
les gens d'aujourd'hui se font du monde. C'est désuet, vieillot ;
comme si elle avait été élevée par des ancêtres revenus
d'outre-tombe sans évoluer d'un poil. Patate ne s'est jamais sentie
bien dans cette époque. Elle se sentait d'une autre, elle aimait
tout ce qui était d'une autre, avant ou très avant. Le contemporain
l'a toujours ou à peu près laissée de marbre. Non d'indifférence.
Patate, je ne vous apprends rien, était incapable d'indifférence.
Mais de ce sentiment, comme pour la mairie de ne pas être concernée,
comme si elle était à côté de cet univers-là, ludique, réactif,
immédiat, elle la lente et sérieuse Patate. Mais elle n'est plus,
plus depuis longtemps mais plus. Pitay est une jeune femme de son
temps. Elle a sa place ici-bas, pour la première fois, elle a sa
place dans son environnement. Non, elle n'est pas défavorisée comme
on dit salement, laissée pour compte et jamais elle n'a manqué de
nourriture alimentaire, entendons-nous. Elle n'a jamais manque comme
on dit en parlant des gosses de riches. Tout comme Carotte, qui n'a
jamais manqué. Pas assez sans doute d'ailleurs mais l'avenir le
dira. Bien sûr Patate était envieuse de voir qu'elle obtenait à
peu près tout ce qu'elle désirait mais elle y voyait aussi l'abîme
dans lequel elle se serait perdue elle-même. Parce qu'elle avait
toujours eu envie de tout ou presque. Souvent et beaucoup. Une toxico
dans l'âme ? En dormance ? A voir. Pas encore. Pitay
tombera-t-elle dedans ? Gardera-t-elle cela de Patate ?
Elle ne le sait pas. Elle sait au fond qu'elle recèle cette
faiblesse, cette béance incommensurable. Elle le sait parfaitement.
Elle compte sur Pitay et cette mairie et ses aimables employées pour
l'aider à tout cela.
- Il va falloir non ?
- Oui oui.
- Bon, vous savez tout. Vous demandez. Vous avez certainement vos raisons de le faire, prenez le temps d'expliquer. Les malentendus sont fréquents entre parents et enfants non ?
- Oui, quand on se parle déjà.
- Oui tu pardon vous avez raison.
- Pas de souci. Je ne suis pas encore une vraie dame qui exige le vous à tout bout de champ. Et puis j'ai peut-être l'âge de vos enfants alors...
- Tu es bien mature pour ton âge toi ! Ca n'aide pas toujours de comprendre les choses un peu trop vite hein ?!
- J'ai jamais pensé être plus mature que les autres. Au contraire.
- Eh bien, réfléchis-y parce que je pense que tu te trompes sur toi-même. Même si je ne peux pas dire que je te connais à fond.
Elle
rit.
- Merci beaucoup en tout cas.
- Je t'en prie. Et courage ma belle !
- Merci.
Pitay
hausse les sourcils et ouvre grand les yeux de dépit.
Elle
sort de la mairie en saluant Mme Accueil en partant. Elle se retrouve
dehors un peu déboussolée. Elle a entendu des choses qu'elle
n'avait jamais imaginées la concernant. Mature. Elle a été
respectée, entendue. Par des employées de mairie. Cette journée
est folle. Totalement folle.
Sur
sa lancée, Pitay va lancer les choses à la maison. Balancer plutôt,
serait le mot juste, moins courtois et esthétique. Plus vrai
pourtant. Parce qu'elle sait que, qu'elle s'y prenne correctement,
doucement, intelligemment, froidement, rationnellement,
authentiquement geignarde ou coléreuse, les mots seuls seront
retenus et le sens qu'on voudra bien en face d'elle leur donner sans
qu'elle n'ait pus aucun pouvoir pour eux. Elle aura beau tenter,
comme elle l'a tant fait avant de se taire peu à peu et de sourire
pour éviter tout malentendu et conflit basé sur une interprétation
paranoïaque et entièrement égocentrée. Elle ne veut pas parler de
sa part de responsabilité. Elle lui brise les os et les entrailles.
Elle ne peut même pas en dire quoi que ce soit. Qu'elle soit Patate
ou Pitay, elle sent, là en remontant dans le bus, que cela la
poursuivra. Peut-être pas le reste. Mais ça oui. Cette offense à
tous qu'elle aurait commise en étant trop. Pas partout tout le temps
comme Patate, mais du moins dans ces occasions de discussions où il
vaut mieux, à la maison, faire tout le contraire de Carotte :
ne rien dire de ce qu'on a sur le cœur, sinon on se retrouve seul
comme un con au milieu d'un désert alors qu'on est encore qu'un
enfant car tous les adultes ont déserté. Alors oui, mieux vaut se
taire. Mais cette fois-ci, ce 23-là, elle n'a pas le choix. Elle est
résolue et attendra jusqu'à l'heure qu'il faudra pour lâcher son
morceau.
L'attente
est un supplice. Plusieurs heures qu'elle avait envie de lâcher ces
heures-là, cruelles aux oubliettes pur aujourd'hui. Déjà bien
bossé, bon. Peut-être remettre cela à un autre jour. Mais non,
autant battre le faire tant qu'il est chaud.
19,
20, 21, 22, 22h30, on entre. Pitay a le cœur qui bat la chamade,
comme un toqué, comme un taré, comme quand Patate devait faire un
exposé ou sortir de chez elle seulement, les mauvais jours. Ils ne
seront plus. Pitay attend que sa mère pose ses affaires. Elle attend
de la sentir dans la maison. Elle sait l'évaluer. Il ne sert à rien
de lui adresser la parole avant cela. Elles s'assoient. La mère
demande :
« Que
se passe-t-il Patate ? Tu es bizarre. Fatiguée ? Et
pourquoi tu n'es pas couchée d'ailleurs ?
- Je vous attendais.
- Ah mais ton père, ce ne sera pas avant 1 ou 2 heures.
- Pas grave. Toi c'est bien.
- Ah ben, encore heureux !
- Oh, arrête Maman ! C'était pas méchant. Tu devrais le prendre bien...
- Bref, dis-moi.
- Je ne suis pas heureuse Maman.
- … (Elle soupire comme épuisée elle-même)
- Ca ne te plaît pas, c'est comme ça. Je n'arrive pas à faire autrement pour le moment.
- Oui...
- Ne m'interromps pas s'il te plaît.
- Tu me parles autrement !
- Bon, Maman tu m'écoutes ou j'ai attendu toutes ces heures de panique pour rien ?
- Vas-y.
- Je ne peux plus comme ça. Je vais finir à l'HP si ça continue. Oui à l'HP, même si tu n'y crois pas. Je me déteste, je déteste tout ce qui fait ce que je suis. Je veux en finir avec tout ça.
- Et quelle est ta proposition ?
- Je veux changer de nom Maman.
- De nom ? Mais c'est le nom de ton père, c'est un renie...
- Pardon, Maman, je me suis mal exprimée, de prénom.
- Ah, C'est mieux. Même si... Pourquoi Patate ? Qu'est-ce qui cloche avec ton prénom ?
- Je le hais Maman. Je hais tout ce qui va avec, je hais Patate.
- … (Elle pleure)
- Je ne veux pas te faire de peine
- Mais tu m'en fais quand même !
- Je t'en fais toujours de toute façon alors peut-être vaudrait-il mieux que je change justement.
- Ne retourne pas l'argument en ta faveur.
- Euh... si.
- Nous t'avons appelée Patate avec amour.
- Je sais. Mais je ne peux plus avec ce prénom maudit.
- Et tu veux donc, si j'imagine bien la suite, notre autorisation pour faire changer ton prénom à l'état-civil ?
- Oui, c'est ça.
- Ok. C'est non pour moi. J'en parle avec ton père et on voit ce qu'il dit mais ça m'étonnerait que cela diffère beaucoup.
- J'en parlerai moi-même à mon père.
- Ah bien très bien ! Prends donc tes responsabilités !
- Oui, à défaut de vous voir prendre les vôtres !
La
phrase était sortie toute seule, sans que Pitay ne s'y attende du
tout. Patate se bidonnait sur son nuage de voir enfin les choses se
peindre avec d'autres couleurs.
- Pardon PATATE !?
- A qui tu parles ? Je ne m'appelle déjà plus comme ça.
- Ah bon ! Eh bien je prends mes responsabilités et assume de t'avoir prénommée ainsi et je persiste.
- Si tu veux. Tu persisteras avec un fantôme. Je suis... Pitayak maintenant.
La
mère s'étouffe avec son eau et manque de perdre le contrôle.
- Putain PITAYAK Patate !? Tu le fais exprès ou quoi ?
- Maman dit putain, oh oh !
- Tu le fais exprès !!!!!!
- Je comprends rien à ce que tu dis. Exprès de quoi ?
- Tu ne sais pas qui est la Tante Pitayak ?
- De quoi tu me parles encore. La famille merde !
- Eh ben là on dirait que c'est toi qui vas la chercher ma grande. Je te souhaite bien du courage.
Et
elle tourne les talons pour aller s'enfermer et pleurer toute la nuit
dans sa chambre
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