mardi 22 août 2017

Pitay avance

Le lendemain, elle ne se rend certainement pas en cours. Elle aime apprendre. Plus que tout. C'est même sans doute la seule chose qui la fait tenir : apprendre, comprendre toujours davantage. Elle si peu émotive, si refroidie pour les émotions chaudes, elle est très au point sur la douleur, la déception, le sentiment d'humiliation ou de culpabilité. Pas de problème pour elle de ce côté-là. Elle est réceptive à 150%. c'est l'émotion qui fait joli qu'elle n'a pas. Elle n'a pas les bons boutons, pas les bons protocoles internes. Le n'a pas le logiciel qu'il faut pour ça. Le film où l'on pleure, la cadeau qui émeut, la joie incontrôlable de revoir un cher, tout cela lui est étranger. Désire-t-elle qu'il le reste ? Sans doute mais elle ne se l'avoue pas. C'est peut-être l'une de ses seules fiertés puisque c'est l'une de ses seules froideurs, là où les autres voient de la force, de la puissance. Elle se plie à ce diktat légumescent sans le penser, sans le regarder réellement. Elle doit s'y soumettre, elle a dû, du moins. Pitay, Pitayak feront-elles de même ? Parce qu'au fond, elle est en parfait désaccord avec cette idée qu'il fut être fort ou le laisser croire, ou pire !, se le faire croire à soi-même, propension, devrais-je dire, don, proprement humain et parfois, souvent stupéfiant. Elle sait au fond que ce ne sont pas les plus costauds apparemment qui seront les plus riches. Peut-être pour certains les plus sereins. Sûrement pas pour tous puisque, comme chacun sait, il y a aussi cette fabuleuse capacité à faire semblant. L'homme légumescent est un acteur hors pair. Elle ne détient pas ces émotions du bonheur donc, sauf ! Sauf quand elle comprend quelque chose de jamais pigé, ou compris tout à l'envers, comme un enfant qui ne sait pas encore lire et qui juste comprend une expression à l'oreille, sans même distinguer les mots au bon endroit.
Conclusion, elle n'ira pas au collège aujourd'hui. Elle se prépare bien plus tôt que nécessaire pour pouvoir s'enfuir sans rencontrer personne. Dans la nuit, elle a entendu son père entrer doucement dans sa chambre, sans doute s'assurer que sa femme n'avait pas déraillé et que leur fille était bien rentrée. Il avait juste vérifié sans un bruit et était reparti aussi furtif qu'arrivé. Mais lui non plus elle n'a aucune envie de le voir. Personne. Elle ne veut pas leur parler, pas rencontrer leurs yeux humides ou nerveux. Leurs yeux de pauvres petits parents chéris meurtris. Elle ne veut pas se sentir coupable, être la méchante, la sale gosse. Elle n'a pas de solution pour eux et on dirait que c'est ça qu'ils attendent d'elle. Des solutions d'une gamine de quinze ans. Ou alors elle rêve. Mais elle ne veut pas parler de leur amour pour elle qui l’écœure, mais qui entre nous est la seule chose véritablement à l’œuvre là. Ils ne savent qu'aimer laborieusement, sans être jamais là, et sans la connaître. Ils ne savent pas qui elle est. Ils croient ce qu'ils veulent et construisent leur fille à leur image. Ils se prennent pour Dieu avec cette enfant. Elle n'est aujourd'hui plus leur poupée ni leur chose. Elle a fini d'être de pâte à modeler. Elle est d'acier désormais et ils devront l'aimer ainsi ou pas. Elle s'en fiche. Elle se fiche de leur amour. Elle ne se fiche pas de se sentir la coupable. Elle se fiche de ce qu'ils l'aiment. Elle peut vivre sans eux. Elle le fait déjà non ? Sa mère n'a rien dit hier soir. Elle s'est tue. Elle n'a absolument pas ouvert la bouche. Tout de même, Patate n'a pas complètement disparu. Elle s'interroge : Pitay n'en a pas envie mais elle sait que Patate a raison ici, que la question mérite d'être posée. Elle se laisse réfléchir : sa mère était-elle sidérée, tellement en colère qu'elle a dû se taire pour ne pas la frapper aussi fort qu'elle avait eu peur, incrédule, désespérée de perdre sa fille peu à peu ? Etait-elle interdite devant son corps recroquevillé, les yeux bouffis, le visage pâle comme la mort ? L'a-t-elle crue morte . L'a-t-elle crue morte ? Voilà la véritable question.
Voilà le sens de ce silence.
De tous les silences ?
Alors la vie a mal commencé pour elle.
Elle va aujourd'hui préparer ce qu'il faut pour faire payer notre ami Patpat tyran de pacotille. Elle sait déjà ce qu'elle veut et sait comment.
Elle sort de chez elle, il est très tôt. Elle ne perd plus son temps. C'est fini. Elle prend le temps et elle fuit, enfin. Affronter est un combat idiot et sans fin, surtout sans issue pour les gens comme elle . Attention !! elle pense en Patate ! Bref, elle se dirige, non vers le collège mais vers l'arrêt de bus de Piment, chaque matin. Elle le sait, elle a étudié le réseau. Elle ne peut prendre que celui-là. Elle l'atteint à 7h30. Elle doit encore attendre 30 minutes au bas mot. Elle sourit. Elle observe les gens pressés qui passent partout autour d'elle. Elle est heureuse. Putain ! Elle est heureuse. Elle aime le matin comme rien d'autre. Là, elle voit les vrais gens, là elle a de vrais yeux. Qui qu'elle soit, Patate, Pitay et l'à-venir Pitayak.
Quand elle l'aperçoit, Piment tique. Elle fronce les sourcils. Elle n'apprécie visiblement pas qu'on s'approche de son territoire. Elle se défie et s'approche, prédatrice : « Qu'est-ce que tu fais là ? 
  • Je voulais te parler, seule à seule.
  • Pourquoi ? Et puis, où t'étais ces jours-ci ? Pas en cours en tout cas. C'est pas ton genre. Tu nous fais quoi là ?
  • Je fais ce qu'il faut.
Piment sourit.
  • Ok. Bref, tu veux quoi ?
  • Un service.
  • Un service ? Ouh là !...
  • Un peu spécial.
  • En plus !
  • Oui.
  • Vas-y, demande toujours. On verra ensuite.
  • Un connard de mec qui terrorise sa famille et qui comprend que dalle à sa connerie.
  • Aaaaah ! Pas mal comme profil... Et ?
  • Et on s'occupe de lui.
  • On s'occupe de lui. Et pourquoi ?
  • Parce que c'est un enculé et que je commence à saturer des enculés.
  • Ca me va. On s'en occupe comment ?
  • Bien.
  • Arrête, sérieusement ! Comment ?
  • A ta manière Piment. Je te suis. J'ai mes idées mais pas l'expérience. Et toi ?
  • J'ai les deux. Pourquoi moi ?
  • Parce que toi, c'est tout.Pas une autre.
  • Ok.
  • Autre chose : c'est le père de quelqu'un qu'on connaît. Alors on se tait et on tient.
  • C'est mon registre.
  • Je sais.
Le bus arrive. Piment fait un signe de tête à Pitay pour qu'elle monte avec elle.
  • Tu vas m'expliquer tout ça.
  • Juste un avant-goût et tu sauras tout ce qu'il faut.
Elles s'assoient. Un silence, endormi. Et elle se met à raconter la scène à laquelle elle a assisté le vendredi précédent.
  • Ca me suffit. Pauvre con !
  • Haricotte ne doit rien savoir.
  • Tu me prends pour une conne non ?
Pitay sourit à son tour. Elles se regardent complices et finissent le trajet sans un mot. Pitay s'apprête à descendre avant l'arrêt du collège.
  • Ton numéro Piment !
  • Pas besoin. On se retrouve ce soir 22h. Je connais l'adresse.
  • Tu connais... ?
  • Allez vas-y sors, c'est bon.
  • Salut.
Pitay descend. Elle n'en croit pas ses yeux ni ses oreilles. Elle est une lionne. Elle est une vengeresse. Elle ne laissera plus faire. Et Piment est l'alliée idéale.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire