Elle
s'arrête dans la rue. Elle est debout, elle se pousse près du mur
parce qu'immobile comme ça, elle dérange ceux qui veulent marcher
vite, ceux qui vont au travail, en fait. Un réflexe. Elle ne veut
pas faire chier le monde pour le plaisir. Elle ne dit pas qu'il n'y a
pas de plaisir dans le fait de faire chier. Mais pas tout le monde.
Seulement ceux qui sont allés trop loin. C'est violemment subjectif
que cette évaluation-là. Mais désormais, elle ne pense plus à
être rationnelle, intéressante et intelligente comme Patate. Elle
ne veut pas être juste, être précise et nuancée à l'aune de la
réalité et de la foutue complexité humaine. Elle veut agir et
suivre ce qu'elle ressent. Elle laisse ce qu'elle ressent prendre le
dessus et la guider. Elle n'avait jamais osé. Mais elle y plonge.
C'est véritablement délectable. Bien sûr qu'elle ne laisse pas
tomber les désirs de comprendre et d'aller jusqu'au cœur des
choses, avec toute la perplexité qui en résulte, inévitable et
désespérante souvent. Peut-être fascinante aussi. Qui fait se
sentir petit, en tous les cas, et la légumescence n'aime pas ce
sentiment-là. Patpat n'est pas le pire qu'elle ait rencontré. De
loin pas le pire. Mais il faut bien commencer par un. Elle ne peut
plus supporter. Elle suffoque à l'idée d'avaler encore toutes ces
couleuvres. Elle en vomirait aujourd'hui. Elle n'est plus de taille.
Elle s'aperçoit pour l'absolue première fois que Patate détenait
cette force incroyable. La force du sacrifice, de la patience
infinie. Et parfois, c'est un don qui paye. Pitay n'a tout de même
pas perdu tous ses neurones, elle sait que ce don-là évite aussi
les grosses conneries. Elle n'est plus Patate et ce don. Elle
explose. Elle passe à l'acte. Elle n'a plus de compassion ni de
bienveillance. Il en manque beaucoup trop cruellement en face d'elle.
Elle
passe la journée à ne rien faire réellement. Elle n'a ni froid, ni
faim, ni soif. Elle attend le soir.
A
22h exactes, Piment est là, à côté d'elle. Elle ne l'a pas
entendue arriver. Piment est féline. C'est encore plus flagrant de
nuit. Elles se sourient sans un mot. Elle savent comment faire sortir
de son trou ces gros lourdauds-là. Ils ont la hargne facile. Elles
vont le harceler et il descendra de son petit nid douillet. Elles
montent à pas feutrées. Pitay montre la porte à Piment et
redescend. Deux dans l'escalier à courir en trombe, c'est bêtement
risqué. Pitay attend de voir Pitay tout en bas. Elle sonne et dévale
l'escalier. Elle court comme la féline dont elle a l'air. Aussi
bien. Aussi beau. Pitay lui ouvre la porte. Elles entendent quelqu'un
ouvrir la porte en haut et dire « Ben y a personne Papa ! »
Elles attendent qu'il rapplique mais non. Ce n'est que partie remise.
Elles attendent 5 minutes. Et rebelote. Cette fois, c'est Madame qui
ouvre et râle un peu. Patrick qui a déjà accusé sa fille la fois
précédente d'être une imbécile, n'hésite pas à insulter sa
femme de la même manière. « La prochaine fois, c'est moi qui
irai et ils verront ces p'tits cons ! », les deux filles
crient et rient en bas de l'immeuble pour qu'il les entende. Il
semble, mais elles n'entendent pas bien cachées à l'entrée dehors,
qu'il peste et commence à s'échauffer en effet. Elles commencent à
rire vraiment. Pitay est prise d'un fou rire, fou. Irrépressible.
L'excitation, le sentiment de puissance, la tension de toutes ces
années-Patate qui éclate dans ce fou-rire fou. Piment la regarde
d'abord incrédule. Patate n'était pas du genre expansive. Elle ne
l'a jamais vue comme ça. Elle se contient mais c'est trop contagieux
et les deux filles s'y mettent ensemble. 5 autres minutes, Piment dit
qu'il faut qu'elle retourne au charbon. Pitay a passé là, l'un des
meilleurs moments de sa vie. Jamais elle ne l'oubliera, ni ce moment,
ni Piment, ni la reconnaissance. Mais la reconnaissance n'est pas un
sentiment très à la mode dans cette époque. L'une des seules
choses sur lesquelles elle tienne bon est celle-ci : la
reconnaissance. Elle ne dit rien mais, autant elle garde rancune des
années, autant elle préserve aussi sa reconnaissance les mêmes
années. Il n'y a pas de jalouse. Piment est remontée et après
avoir sonné, entendant le pas plus lourd de l'homme s'approcher de
la porte, elle reste à peine mais suffisamment visible comme une
silhouette disparaissant dans l'escalier. Il ouvre et gueule :
« Espèce de ptits connards, vous allez arrêter de nous
emmerder à cette heure ! Sinon je vous attrape et vous
verrez. » Les deux filles éclatent d'un rire sonore et
ressortent se cacher. Elle se serrent l'une contre l'autre. Sans
peur. Juste par précaution. La dernière, sans doute. Elle ne se
parlent pas pendant 5 minutes. Elles se préparent pour la descente.
Piment remonte invisible inaudible. Et resonne. Patrick est hors de
lui. Il court presque, autant qu'il peut jusqu'à la porte et cette
fois-ci dévale lui aussi les escaliers en chaussons. Mais il s'en
fout tellement il est en colère. Il sort sur le pas de l'immeuble.
Les deux filles sont là. Elles lui font face. Il n'en croit pas ses
yeux. Il baisse la garde et sourit. Il ne voit pas leur visage, il
fait trop sombre mais il ne peut que voir que ce sont des filles. Du
moins l'une. L'autre c'est moins sûre. Mais dans l'ensemble, Patrick
est un mec sûr de lui alors le doute fait long feu dans sa tête et
la conclusion presque instantanée n'est autre que deux filles je ne
crains rien. Ils restent tous les trois à se regarder sans rien
dire. Puis Pitay se met à rire. Il ne le supporte pas. Il s'avance
vers elle. Piment lui fait une balayette recherchée et férocement
efficace. Il tombe à terre de son gros poids de tyran à deux
francs. Il ne comprend plus rien d'un coup. Il est perdu. Le monde
tourbillonne. « Ben oui mon gros, les filles aussi savent se
battre.
- Petites garces.
Elles
rient de plus belle. Il s'apprête à se relever mais Pitay lui
assène un coup sans appel dans ses parties intimes pendant que
Piment lui écrase la main en sautant à pieds joints dessus. Il crie
de douleur. Il s'en mord les doigts et les lèvres. Du sang coule de
sa bouche tellement il a mordu fort pour ne pas se faire entendre.
C'est qu'il a une dignité notre homme ! Ce n'est que le début
gros !
Et
Pitay est alors prise d'une fureur incontrôlable. Elle ne rit plus.
Elle le roue de coups. Elle frappe de toutes ses forces. Elle n'a
jamais été gracieuse mais forte oui. Elle sait qu'il faut frapper
au reins, au foie, au thorax. Elle lâche la bête.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire