L'exil
en toute cruauté
Un
roman puissant qui souvent laisse sans voix. L'exil bien sûr.
L'amour oui. Les exilés meurent aussi d'amour. La lutte d'une
enfant contre la haine familiale. Et la violence d'une pureté
cruelle. La famille tueuse comme peu osent la dire. Et la liberté,
envers et contre tout. Une bombe magistrale.
On
aurait envie d'un « No comment ». Ou peut-être de
disserter pendant des pages. Un de ces textes difficiles à réduire
aux contraintes de la chronique. Essayons donc de rester le plus
fidèle possible malgré les déchirantes omissions nécessaires.
Une
famille iranienne réfugiée politique. La petite fille puis
adolescente raconte : l'exil et l'incertitude sous les pieds,
toujours flottante entre Paris et Téhéran. Mais l'exil est un
contexte, un foudroyant déclencheur certes mais Abnousse Shalmani
n'en use pas comme de ce talisman magique qui fascine les enracinés.
Elle s'y refuse précisément et n'hésite pas à faire entendre au
lecteur que cette fascination n'a rien à voir avec la réalité.
L'exotisme du drame de l'exil politique, l'admiration du survivant.
C'est la vie quotidienne de la famille Hedayat « cocon moisi »
(p.142) qui constitue l'immense drame, et « les folies dont
accouche l'exil » (p.210).
L'auteure
est impitoyable. Elle brosse le tableau d'une fratrie d'abord puis de
toute une famille où règne la haine et le sadisme, une famille qui
ignore l'amour ou le tue dans l’œuf. Cette famille est infernale.
La violence de l'emprise des uns sur les autres est terriblement
juste. Chacun tient son rôle dans la famille Hedayat et personne ne
doit en sortir. La sentence sera sans appel si... Et précisément,
la narratrice tente de toutes ses forces d'écrire et raconter pour
s'échapper de la nasse putride où elle est née.
Les
personnages sont hauts en couleurs. Entendons-nous : ils ne sont
pas drôles ni gentiment farfelus. Ils sont inédits. Ils sont cruels
et sont prêts à ce que mort s'ensuive. La guerre qu'ils ont fuie
est à la maison et l'exil est double pour Shirin, la narratrice.
Elle a perdu son pays. Elle est perdue tout court. Seule dès
l'enfance, en morceaux. « L'exil tue la filiation, il renverse
le rapport de force. » (p.192), elle a perdu ses parents dans
le refuge de Paris et de cette famille venimeuse. Enfant-soldat qui
vit sous le canapé. La solitude est poignante. Quelques adultes
providentiels apparaissent qui empêchent le naufrage : vous
savez ceux-là même qui, à proprement parler, vous sauvent la vie
et aident à « relier [les morceaux] pour devenir quelqu'un »
(p.99)
La
culture iranienne n'est pas épargnée par le mordant du regard de
Shirin. Elle évoque la place de la femme où « le corps de la
femme n'existe pas » (p.221), la violence admise, le culte du
malheur que l'on tient en respect, la politesse démesurée :
« Aucun peuple au monde n'a poussé aussi loin dans l'absurde
l'art de la politesse. » (p.285) etc. La colère est latente,
permanente et la révolte gronde dans ce roman douloureux.
Exilés
politiques : il y est donc question de politique ou plus
subtilement du rapport des personnages à la réalité. La politique
est un prétexte pour entrer en relation avec le monde. L'idéalisme
est ici battu en brèche dans un formidable plaidoyer pour la
philosophie de l'entre-deux, de l'androgynie, du relatif. L'idéalisme
exacerbé par l'exil de Mithra, Tala, Zizi, Amir et tous les autres
mènent à la cruauté, l'humiliation, la folie : en naîtra
sans que personne n'en entende rien, et pourtant Dieu sait que le
silence est assourdissant, un sociopathe. Le fruit de toute cette
violence tue : la figure vengeresse attendue.
Le
seul vrai havre est l'amour. L'Amour pour mieux dire, qui est
l'antinome de l'Idéal, selon Shirin. Elle l'apprend hors les murs et
elle y découvre son corps et son âme, son entièreté. Elle y puise
de quoi bâtir une nouvelle lignée, libre. Pas d'amour fleur bleue.
Ce luxe n'a aucune place ici. L'amour qui attache un quelqu'un à un
quelque part.
Abnousse
Shalmani, Les exilés meurent aussi d'amour – Editions
Grasset – 9782246862338
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