samedi 15 septembre 2018

Amélie Cordonnier, Trancher – Editions Flammarion

Trancher et torturer à chaud, servir crû et sans merci

Amélie Cordonnier nous plonge dans la violence intime d'un couple. Non non, pas la violence de tous les jours, un peu banale : une violence d'une intensité irrespirable. Un roman infernale et subjuguant. Explosion en plein vol assurée.

         Trancher est aussi impitoyable que son titre à la serpe l'annonce. Une femme est mariée à Aurélien, ils ont deux enfants, Romane et Vadim. La famille aux apparences idéales. Mais le couple tangue, et c'est peu de le dire : il manque de chavirer chaque jour qui passe ou presque. Pourquoi ? Parce qu'Aurélien hurle régulièrement des insanités à son épouse, cette « connasse » (p. 15), cette « une grosse vache dégueulasse » (p. 109) qui ferait mieux de ferme[r] [s]a gueule une bonne fois pour toutes » (p.15) Ah certainement oui, Trancher détonne. Une bombe à multiples explosions. Amélie Cordonnier n'aura de cesse de faire cogner les mots dans notre petite tête de lecteur. Âmes sensibles, terrain miné !
          La violence s'écrit rarement aussi crûment. Le cinéma oui s'est attelé à mettre en scène une violence aussi limpide. Le roman s'y est peu distingué. Une fois n'est pas coutume. Et la violence écrite ici en toutes lettres en est d'autant plus pénétrante. Sans doute le support uniquement parlant, sans son, sans image, du livre éclaire encore mieux cette tuerie verbale. Nous sommes dans les mots, nous lecteurs et ces mêmes mots qui nous conduisent dans l'histoire sont ceux de la violence. La claque brûle aussi la joue du lecteur. Et finalement, le narrateur ? la narratrice ? mystère gardé sur l'identité de cette personne-là qui connaît pourtant si bien l'héroïne, nous fait sentir la déchirure bien plus puissante des mots qui lacèrent de l'intérieur, « des rasoirs sous [l]a peau et qui entaillent [l]a chair » (p.102) laissent leurs traces pour tuer à petits feux. L'émotion est intense, cela va de soi. Elle en est parfois asphyxiante. Amélie Cordonnier a donc accompli son œuvre et l'on ne peut que saluer son écriture poignante de la rage et de la douleur.
      Avec une grande délicatesse, Trancher nous donne à voir la complexité de la mécanique qui s'instaure entre Aurélien et sa femme. Nous sommes au cœur de la guerre et chacun des personnages, les enfants compris, est un soldat taraudé par ses démons et poursuivis par sa malédiction. Ils se contorsionnent pour résoudre la situation, pris dans des paradoxes insupportables. Sauf peut-être Romane qui apporte une touche de fraîcheur dans une famille à terre.
          Il aurait été facile de faire un portrait manichéen de ce couple, de noircir Aurélien sans nuances et de blanchir la femme quoi qu'il arrive. Cela n'apparaît ni dans un sens ni dans l'autre bien sûr. Il n'y a pas de jugement de valeur ici, malgré un thème à enjeux sociaux. La narratrice, disons que c'est une femme, raconte. Elle témoigne pour son amie, sa sœur de cœur qui disparaît peu à peu. Et se mêlent cruauté et tendresse, amour et haine. Comme un plomb qui saute, Aurélien se mue en enragé. Sa douleur n'est pas tue. Même si tout cela reste sans explication. Une énigme incompréhensible. Sa femme est pétrifiée, l'on craint avec elle, l'on voudrait sauter à la gorge de cet homme, mais elle, elle ne le peut pas. Alors « PARTIR ou RESTER : […] C'est entre ces deux mots qu'il faut choisir, trancher. » (p.70) Plus facile à dire qu'à faire. Toute la douleur s'y loge. S' autoriser, avoir le droit, abandonner... Au lecteur d'en tirer les conclusions qui s'imposent à lui ou le doute et la réflexion.

        La plus grande réussite de ce roman est selon nous le choix de la deuxième personne du singulier pour mener cette narration. Le lecteur devient d'office un spectateur privilégié de cette histoire, de la violence notamment. On a le sentiment d'être si proche de l'héroïne parfois qu'on pourrait la toucher. Cela rend l'histoire et les personnages palpables. Ce que suscite et interpelle ce texte chez le lecteur, ces émotions et autres, anime l'écriture d'une réalité troublante. Un peu fascinante. Quelqu'un parle à quelqu'un d'autre ; je les entends ; je les vois ; je suis avec elles/eux.
      Tout au long de cette lecture, le son qui résonnera le plus sera « Tu ». On a l'habitude de « Je ». On n'entend plus le « Jeu » ou presque. Ici, l'oreille non accoutumée à ces « Tu » répétés n'entendra-t-elle pas « Tue » ? L'esprit n'en formera peut-être pas la pensée. N'empêche. Qui peut assurer que son corps pris dans cette violence inouïe des mots n'entendra pas « Tue » chaque fois qu'il lit « Tu » ? Qui peut en être certain ? Hypothèse interprétative, sans doute. Amélie Cordonnier de toute façon ne vous donnera aucune réponse toute faite. Alors pourquoi pas ?


Amélie Cordonnier, Trancher – Editions Flammarion - 9722081439535


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