Trancher
et torturer à chaud, servir crû et sans merci
Amélie
Cordonnier nous plonge dans la violence intime d'un couple. Non non,
pas la violence de tous les jours, un peu banale : une violence
d'une intensité irrespirable. Un roman infernale et subjuguant.
Explosion en plein vol assurée.
Trancher
est aussi impitoyable que son titre à la serpe l'annonce. Une femme
est mariée à Aurélien, ils ont deux enfants, Romane et Vadim. La
famille aux apparences idéales. Mais le couple tangue, et c'est peu
de le dire : il manque de chavirer chaque jour qui passe ou
presque. Pourquoi ? Parce qu'Aurélien hurle régulièrement des
insanités à son épouse, cette « connasse » (p. 15),
cette « une grosse vache dégueulasse » (p. 109) qui
ferait mieux de ferme[r] [s]a gueule une bonne fois pour toutes »
(p.15) Ah certainement oui, Trancher détonne. Une bombe à
multiples explosions. Amélie Cordonnier n'aura de cesse de faire
cogner les mots dans notre petite tête de lecteur. Âmes sensibles,
terrain miné !
La
violence s'écrit rarement aussi crûment. Le cinéma oui s'est
attelé à mettre en scène une violence aussi limpide. Le roman s'y
est peu distingué. Une fois n'est pas coutume. Et la violence écrite
ici en toutes lettres en est d'autant plus pénétrante. Sans doute
le support uniquement parlant, sans son, sans image, du livre éclaire
encore mieux cette tuerie verbale. Nous sommes dans les mots, nous
lecteurs et ces mêmes mots qui nous conduisent dans l'histoire sont
ceux de la violence. La claque brûle aussi la joue du lecteur. Et
finalement, le narrateur ? la narratrice ? mystère gardé
sur l'identité de cette personne-là qui connaît pourtant si bien
l'héroïne, nous fait sentir la déchirure bien plus puissante des
mots qui lacèrent de l'intérieur, « des rasoirs sous [l]a
peau et qui entaillent [l]a chair » (p.102) laissent leurs
traces pour tuer à petits feux. L'émotion est intense, cela va de
soi. Elle en est parfois asphyxiante. Amélie Cordonnier a donc
accompli son œuvre et l'on ne peut que saluer son écriture
poignante de la rage et de la douleur.
Avec
une grande délicatesse, Trancher nous
donne à voir la complexité de la mécanique qui s'instaure entre
Aurélien et sa femme. Nous sommes au cœur de la guerre et chacun
des personnages, les enfants compris, est un soldat taraudé par ses
démons et poursuivis par sa malédiction. Ils se contorsionnent pour
résoudre la situation, pris dans des paradoxes insupportables. Sauf
peut-être Romane qui apporte une touche de fraîcheur dans une
famille à terre.
Il
aurait été facile de faire un portrait manichéen de ce couple, de
noircir Aurélien sans nuances et de blanchir la femme quoi qu'il
arrive. Cela n'apparaît ni dans un sens ni dans l'autre bien sûr.
Il n'y a pas de jugement de valeur ici, malgré un thème à enjeux
sociaux. La narratrice, disons que c'est une femme, raconte. Elle
témoigne pour son amie, sa sœur de cœur qui disparaît peu à peu.
Et se mêlent cruauté et tendresse, amour et haine. Comme un plomb
qui saute, Aurélien se mue en enragé. Sa douleur n'est pas tue.
Même si tout cela reste sans explication. Une énigme
incompréhensible. Sa femme est pétrifiée, l'on craint avec elle,
l'on voudrait sauter à la gorge de cet homme, mais elle, elle ne le
peut pas. Alors « PARTIR ou RESTER : […] C'est entre ces deux
mots qu'il faut choisir, trancher. » (p.70) Plus facile à dire
qu'à faire. Toute la douleur s'y loge. S' autoriser, avoir le droit,
abandonner... Au lecteur d'en tirer les conclusions qui s'imposent à
lui ou le doute et la réflexion.
La
plus grande réussite de ce roman est selon nous le choix de la
deuxième personne du singulier pour mener cette narration. Le
lecteur devient d'office un spectateur privilégié de cette
histoire, de la violence notamment. On a le sentiment d'être si
proche de l'héroïne parfois qu'on pourrait la toucher. Cela rend
l'histoire et les personnages palpables. Ce que suscite et interpelle
ce texte chez le lecteur, ces émotions et autres, anime l'écriture
d'une réalité troublante. Un peu fascinante. Quelqu'un parle à
quelqu'un d'autre ; je les entends ; je les vois ; je
suis avec elles/eux.
Tout
au long de cette lecture, le son qui résonnera le plus sera « Tu ».
On a l'habitude de « Je ». On n'entend plus le « Jeu »
ou presque. Ici, l'oreille non accoutumée à ces « Tu »
répétés n'entendra-t-elle pas « Tue » ? L'esprit
n'en formera peut-être pas la pensée. N'empêche. Qui peut assurer
que son corps pris dans cette violence inouïe des mots n'entendra
pas « Tue » chaque fois qu'il lit « Tu » ?
Qui peut en être certain ? Hypothèse interprétative, sans
doute. Amélie Cordonnier de toute façon ne vous donnera aucune
réponse toute faite. Alors pourquoi pas ?
Amélie
Cordonnier, Trancher – Editions Flammarion - 9722081439535
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