Plongée
en profonde intériorité
Yiyun
Li nous enfonce avec une tranquille et pourtant formidable honnêteté
dans la complexité de son intériorité. Nous découvrons ses
rouages, absolument uniques, ceux qui disent ce qu'elle est derrière
tout ce qui cache. Ses béances aussi. Et par milliards, ses
questions. Qui suis-je ? Pourquoi écrire ? Pourquoi
vivre ? Pourquoi mourir ? Un livre profond qui nous
grandit.
Cher ami, de ma vie je vous
écris dans votre vie, roman. Bien, on reste un peu pantois
devant ce drôle de titre, visiblement d'une longueur assumée. Cette
liberté hors-normes nous ferait attendre une forme littéraire si ce
n'est inconnue du moins un peu hors-normes. Mais non, pas de surprise
de ce côté-là : Roman, notre forme habituelle d'écriture
aujourd'hui. En réalité, il me semble que l'extraordinaire du titre
est un avant-goût tout à fait fidèle du texte qu'il annonce. Et le
roman perd peu à peu de sa légitimité parce que ce texte de Yiyun
Li est bien plutôt indéfinissable. Il est si personnel, tellement
empreint de sa pâte la plus intime que l'inscrire dans un quelconque
cadre semble bien malaisé.
Cette entrée en matière
importe car met en exergue cet engagement de l'auteure dans son
texte. Un engagement non politique, elle s'y est toujours refusée,
elle qui précisément entend tenter d'échapper à toutes les
attentes convenues qui lui sont soumises. Et cela me permet aussi de
justifier la difficulté qu'il y a à parler de cet ouvrage. Il est,
comme décrit ci-dessus, si personnel qu'il suit la logique propre de
Yiyun Li et que cette pensée singulière. Yiyun Li ne ménage pas
son lecteur, elle suit sa ligne de conduite : ne pas écrire ce
qu'on pourrait espérer d'elle. Il faut l'avouer, elle met en
difficulté, elle agace car ses raisonnements sont parfois très
complexes et peu accessibles. Elle ne donne pas toutes les clefs au
lecteur pour la déchiffrer. Elle lui intime en silence de faire les
liens et d'y trouver le sens, un sens.
La finesse des réflexions de
l'auteure, leur subtilité, qui tient parfois à un terme plutôt
qu'un autre est extrême. Les nuances des pensées, réflexions et
questionnements sont parfois vertigineuses. Des éléments
autobiographiques viennent ponctuer, illustrer, souvent à l'origine
de nombreuses pages. Parfois, il faut bien l'avouer, les moments de
vie toujours authentiques et d'une honnêteté absolue (si cela est
possible), nous paraissent un peu désordonnés, sans liens avec
l'avant et l'après. Mais l'on ne peut pas tout comprendre. D'aucuns
le pourront peut-être. D'autres non. En tout cas, il va sans dire
que la philosophie a toute sa place dans ce livre. Qu'elle cache son
nom ou pas, elle est là. Car Yiyun Li pense la vie, le soi et
l'autre.
En effet, diverses grandes
questions existentielles sont abordées. Mais ce sont ses propres
questions existentielles. Elle ne vise aucune universalité par son
texte. Elle parle d'elle et l'humilité veille sans pitié. Il s'agit
de lire et écrire qui sauvent, qui protègent, qui bâtissent le
pont d'une vie à une autre, chacun : « Écrire de la fiction
est ma manière de protéger [mon intimité] » (p.206) et
« «écrire est une nouvelle manière de voir le monde »
(p.181). Il s'agit de s'attacher aux gens, aux choses, à la vie et
de ce lien qui emprisonne. Il s'agit de rêver l'invisibilité, non
l'effacement mais l'invisibilité, la magie de l'observateur
insaisissable. Il s'agit des mots qui trahissent toujours le
mélodrame intérieur, aussi honnêtes et subtils soient-ils. C'est
la relation à soi (« Il faut avoir un ego solide pour être
égoïste » (p.25)), aux autres, à ses personnages aussi, la
relation aux mots, à la langue (« Tout mot est le mauvais mot
quand il est trop proche de l'indicible » (p.141)), à ses
œuvres, à celles des autres, le rapport entre lecteur et auteur. Il
s'agit de sa relation au monde, du fatalisme, de la vie et de la
mort, du pourquoi de tout cela.
Yiyun Li est particulièrement
émouvante quand elle évoque le vivre et le mourir, le suicide et le
non-jugement qu'elle maintient face à ce choix : « Le
souhait de mourir peut être aussi aveugle et instinctif que la
volonté de vivre, et pourtant cette dernière n'est jamais mise en
doute. » (p.57) L'auteure décale complètement nos
représentations de leur entre habituelle. Elle tourne autour d'un
autre soleil et l'on sait qu'elle parle d'expérience. L'on ne peut
que l'en écouter davantage.
Il y a également ce désir fou
d'être l'autre. Ce désir naît pour elle vis-à-vis d'écrivains
qu'elle admire. Pas de fan-attitude basique. Elle raconte ce désir
de devenir l'autre tant il est aimé. Car tous ces auteurs qui
ponctuent Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie ,
sont aimés. Ils vivent qu'ils soient vivants ou morts,
l'écrivaine en fait des acteurs de son monde intérieur, de son
intimité si précieuse. Et ils semblent la suivre même dans les
plus sombres périodes de sa vie : ses alter-ego ? Ou
simplement ses tuteurs, au sens propre. Ceux qui font tenir debout.
Yiyun Li, traduit de
l'américain par Clément Baude, Cher ami, de ma vie je vous écris
dans votre vie – Editions Belfond – 9782714478368 -
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