jeudi 20 septembre 2018

Yiyun Li, traduit de l'américain par Clément Baude, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie – Editions Belfond

Plongée en profonde intériorité

Yiyun Li nous enfonce avec une tranquille et pourtant formidable honnêteté dans la complexité de son intériorité. Nous découvrons ses rouages, absolument uniques, ceux qui disent ce qu'elle est derrière tout ce qui cache. Ses béances aussi. Et par milliards, ses questions. Qui suis-je ? Pourquoi écrire ? Pourquoi vivre ? Pourquoi mourir ? Un livre profond qui nous grandit.

         Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, roman. Bien, on reste un peu pantois devant ce drôle de titre, visiblement d'une longueur assumée. Cette liberté hors-normes nous ferait attendre une forme littéraire si ce n'est inconnue du moins un peu hors-normes. Mais non, pas de surprise de ce côté-là : Roman, notre forme habituelle d'écriture aujourd'hui. En réalité, il me semble que l'extraordinaire du titre est un avant-goût tout à fait fidèle du texte qu'il annonce. Et le roman perd peu à peu de sa légitimité parce que ce texte de Yiyun Li est bien plutôt indéfinissable. Il est si personnel, tellement empreint de sa pâte la plus intime que l'inscrire dans un quelconque cadre semble bien malaisé.
          Cette entrée en matière importe car met en exergue cet engagement de l'auteure dans son texte. Un engagement non politique, elle s'y est toujours refusée, elle qui précisément entend tenter d'échapper à toutes les attentes convenues qui lui sont soumises. Et cela me permet aussi de justifier la difficulté qu'il y a à parler de cet ouvrage. Il est, comme décrit ci-dessus, si personnel qu'il suit la logique propre de Yiyun Li et que cette pensée singulière. Yiyun Li ne ménage pas son lecteur, elle suit sa ligne de conduite : ne pas écrire ce qu'on pourrait espérer d'elle. Il faut l'avouer, elle met en difficulté, elle agace car ses raisonnements sont parfois très complexes et peu accessibles. Elle ne donne pas toutes les clefs au lecteur pour la déchiffrer. Elle lui intime en silence de faire les liens et d'y trouver le sens, un sens.
La finesse des réflexions de l'auteure, leur subtilité, qui tient parfois à un terme plutôt qu'un autre est extrême. Les nuances des pensées, réflexions et questionnements sont parfois vertigineuses. Des éléments autobiographiques viennent ponctuer, illustrer, souvent à l'origine de nombreuses pages. Parfois, il faut bien l'avouer, les moments de vie toujours authentiques et d'une honnêteté absolue (si cela est possible), nous paraissent un peu désordonnés, sans liens avec l'avant et l'après. Mais l'on ne peut pas tout comprendre. D'aucuns le pourront peut-être. D'autres non. En tout cas, il va sans dire que la philosophie a toute sa place dans ce livre. Qu'elle cache son nom ou pas, elle est là. Car Yiyun Li pense la vie, le soi et l'autre.
             En effet, diverses grandes questions existentielles sont abordées. Mais ce sont ses propres questions existentielles. Elle ne vise aucune universalité par son texte. Elle parle d'elle et l'humilité veille sans pitié. Il s'agit de lire et écrire qui sauvent, qui protègent, qui bâtissent le pont d'une vie à une autre, chacun : « Écrire de la fiction est ma manière de protéger [mon intimité] » (p.206) et « «écrire est une nouvelle manière de voir le monde » (p.181). Il s'agit de s'attacher aux gens, aux choses, à la vie et de ce lien qui emprisonne. Il s'agit de rêver l'invisibilité, non l'effacement mais l'invisibilité, la magie de l'observateur insaisissable. Il s'agit des mots qui trahissent toujours le mélodrame intérieur, aussi honnêtes et subtils soient-ils. C'est la relation à soi (« Il faut avoir un ego solide pour être égoïste » (p.25)), aux autres, à ses personnages aussi, la relation aux mots, à la langue (« Tout mot est le mauvais mot quand il est trop proche de l'indicible » (p.141)), à ses œuvres, à celles des autres, le rapport entre lecteur et auteur. Il s'agit de sa relation au monde, du fatalisme, de la vie et de la mort, du pourquoi de tout cela.
Yiyun Li est particulièrement émouvante quand elle évoque le vivre et le mourir, le suicide et le non-jugement qu'elle maintient face à ce choix : « Le souhait de mourir peut être aussi aveugle et instinctif que la volonté de vivre, et pourtant cette dernière n'est jamais mise en doute. » (p.57) L'auteure décale complètement nos représentations de leur entre habituelle. Elle tourne autour d'un autre soleil et l'on sait qu'elle parle d'expérience. L'on ne peut que l'en écouter davantage.
          Il y a également ce désir fou d'être l'autre. Ce désir naît pour elle vis-à-vis d'écrivains qu'elle admire. Pas de fan-attitude basique. Elle raconte ce désir de devenir l'autre tant il est aimé. Car tous ces auteurs qui ponctuent Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie , sont aimés. Ils vivent qu'ils soient vivants ou morts, l'écrivaine en fait des acteurs de son monde intérieur, de son intimité si précieuse. Et ils semblent la suivre même dans les plus sombres périodes de sa vie : ses alter-ego ? Ou simplement ses tuteurs, au sens propre. Ceux qui font tenir debout.


Yiyun Li, traduit de l'américain par Clément Baude, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie – Editions Belfond – 9782714478368 -






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