mardi 11 septembre 2018

Joann Sfar, Modèle vivant – Editions Albin Michel

Creuser le monde avec des yeux d'artiste

L'artiste est le chasseur de réel. C'est son trésor à lui. C'est dans cette aventure du dessinateur et de l'écrivain que Joann Sfar nous entraîne. Il prend autant de voies détournées que le réel l'impose. Immense complexité qu'il poursuit en nous parlant de lui, à cœur ouvert, sans impudeur pourtant. Une grande justesse.

       Joann Sfar lève le voile et nous fait découvrir les coulisses du dessin. D'anecdotes en histoires rocambolesques, qui parfois peuvent nous sembler s'écarter du sujet (et alors ? Est-ce qu'on s'en fout pas un peu d'une cohérence limpide, didactique et froide ?), nous approchons d'une définition de plus en plus précise du dessin et de l'artiste crayon ou stylo bille salvateur en main. Hommage rendu aux modèles qui s'offrent aux regards des dessinateurs. Humilité et fragilité de l'artiste face à ce réel nu qui se livre. Hommage rendu aussi au corps, à sa complexité exigeante et à l'émotion qu'il suscite « parce que le corps raconte plein de secrets. » (p.137)
        L'auteur nous parle finalement sans cesse du rapport que le dessinateur et l'écrivain entretiennent avec le réel. Il nous emmène dans cette confrontation permanente avec le réel que doit en permanence rejoué l'artiste. Il est humble, alors il parle de ce qu'il connaît : le dessin et l'écriture en écho. Mais sa réflexion semble toucher l'art en général, et l'artiste quelle que soit sa discipline. La discipline précisément, Joann Sfar la tient et la loue : celle de ne jamais oublier d'observer, de soupeser, de transpercer le réel.  « Le professeur c'est le réel et l'école c'est le carnet, il n'y a rien d'autre. » (p.167) La confrontation doit se renouveler encore et encore, sans jamais s'essouffler. Que cette discipline soit dure, il n'en doute pas. Elle est pleine d'inquiétude. Qu'elle soit absolument nécessaire pour être un artiste honnête avec lui-même et le monde qui l'entoure, il n'en doute pas davantage. Le dessinateur, l'écrivain, tentent de capturer un corps, une vie, un univers et de le contenir dans leur œuvre. Joann Sfar offre une émouvante représentation du créateur qui ne crée pas mais recrée et témoigne, son regard et son esprit fondant tout au creux du réel ; pour « faire le portrait du monde vivant sans en faire partie. » (p.203)
         Le regard esthétique comme le décrit Sfar n'est en rien fait de grands et gros mots. Sfar n'en parle même pas en ces termes et l'expression « regard esthétique » n'est sans doute pas très fidèle à son écriture sobre et concrète. Toujours est-il que les yeux de l'artiste nous sont par moments prêtés et l'émotion est au rendez-vous. Sans tralala ni froufrou regardez-moi, le monde réel s'éveille à travers ces yeux-là : incroyablement vivant.

       Auto-dérision, ton mordant, provocateur parfois mais jamais cruel : Joann Sfar est aussi piquant que tendre dans Modèle vivant. Son expression est la plus libre possible. Il joue, il fait rire. Il semble très vrai. On aurait bien envie de le rencontrer car il nous donne à voir qui il est et ne se cache pas. Ces êtres-là ne sont-ils pas toujours un peu fascinants ? Il cherche l'adéquation la plus juste avec lui-même par le truchement des mots. Chose qu'il souligne peu aisée dans le contexte social actuel. C'est ici que Sfar s'insurge. Il ne beugle pas, il ne vocifère pas. Il souligne de son regard aigu et travaillé les dysfonctionnements de notre époque. La censure en premier lieu qui règne sur les écrits et la difficulté à écrire le réel. Devoir se cacher, flouter toutes les références à la vraie vie, jusqu'à l'absurde dans « le monde actuel où tout se tait. » (p.63) La suspicion permanente qui plane sur l'homme face à la femme. La place de la femme aussi et les combats menés en son nom mais qui cachent d'autres motivations. Une société qui oublie de se confronter au réel avec humilité.
        A cette lecture, on est d'abord un peu étourdi. La tête bouillonne. Et puis aussi, on a une irrépressible envie de se jeter sur le premier musée venu, et de regarder à nouveau. Vraiment. Même si l'on n'est pas artiste, qu'on ne sait pas dessiner, l'on voudrait recommencer la visite du début et regarder à nouveau de l'intérieur ce qui nous avait échappé. L'intérieur du réel résonnant avec l'intérieur du regard. Faisant fi des enveloppes ou mieux : en percevant ces enveloppes comme la première couche de la réalité-oignon. En suivent des milliards d'autres. Travail à jamais inachevé.


Joann Sfar, Modèle vivant – Editions Albin Michel – 9782226437587 - 18

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