Creuser
le monde avec des yeux d'artiste
L'artiste
est le chasseur de réel. C'est son trésor à lui. C'est dans cette
aventure du dessinateur et de l'écrivain que Joann Sfar nous
entraîne. Il prend autant de voies détournées que le réel
l'impose. Immense complexité qu'il poursuit en nous parlant de lui,
à cœur ouvert, sans impudeur pourtant. Une grande justesse.
Joann
Sfar lève le voile et nous fait découvrir les coulisses du dessin.
D'anecdotes en histoires rocambolesques, qui parfois peuvent nous
sembler s'écarter du sujet (et alors ? Est-ce qu'on s'en fout
pas un peu d'une cohérence limpide, didactique et froide ?), nous
approchons d'une définition de plus en plus précise du dessin et de
l'artiste crayon ou stylo bille salvateur en main. Hommage rendu aux
modèles qui s'offrent aux regards des dessinateurs. Humilité et
fragilité de l'artiste face à ce réel nu qui se livre. Hommage
rendu aussi au corps, à sa complexité exigeante et à l'émotion
qu'il suscite « parce que le corps raconte plein de secrets. »
(p.137)
L'auteur
nous parle finalement sans cesse du rapport que le dessinateur et
l'écrivain entretiennent avec le réel. Il nous emmène dans cette
confrontation permanente avec le réel que doit en permanence rejoué
l'artiste. Il est humble, alors il parle de ce qu'il connaît :
le dessin et l'écriture en écho. Mais sa réflexion semble toucher
l'art en général, et l'artiste quelle que soit sa discipline. La
discipline précisément, Joann Sfar la tient et la loue : celle
de ne jamais oublier d'observer, de soupeser, de transpercer le
réel. « Le professeur c'est le réel et l'école c'est
le carnet, il n'y a rien d'autre. » (p.167) La confrontation
doit se renouveler encore et encore, sans jamais s'essouffler. Que
cette discipline soit dure, il n'en doute pas. Elle est pleine
d'inquiétude. Qu'elle soit absolument nécessaire pour être un
artiste honnête avec lui-même et le monde qui l'entoure, il n'en
doute pas davantage. Le dessinateur, l'écrivain, tentent de capturer
un corps, une vie, un univers et de le contenir dans leur œuvre.
Joann Sfar offre une émouvante représentation du créateur qui ne
crée pas mais recrée et témoigne, son regard et son esprit fondant
tout au creux du réel ; pour « faire le portrait du monde
vivant sans en faire partie. » (p.203)
Le
regard esthétique comme le décrit Sfar n'est en rien fait de grands
et gros mots. Sfar n'en parle même pas en ces termes et l'expression
« regard esthétique » n'est sans doute pas très fidèle
à son écriture sobre et concrète. Toujours est-il que les yeux de
l'artiste nous sont par moments prêtés et l'émotion est au
rendez-vous. Sans tralala ni froufrou regardez-moi, le monde réel
s'éveille à travers ces yeux-là : incroyablement vivant.
Auto-dérision,
ton mordant, provocateur parfois mais jamais cruel : Joann Sfar
est aussi piquant que tendre dans Modèle vivant. Son
expression est la plus libre possible. Il joue, il fait rire. Il
semble très vrai. On aurait bien envie de le rencontrer car il nous
donne à voir qui il est et ne se cache pas. Ces êtres-là ne
sont-ils pas toujours un peu fascinants ? Il cherche
l'adéquation la plus juste avec lui-même par le truchement des
mots. Chose qu'il souligne peu aisée dans le contexte social actuel.
C'est ici que Sfar s'insurge. Il ne beugle pas, il ne vocifère pas.
Il souligne de son regard aigu et travaillé les dysfonctionnements
de notre époque. La censure en premier lieu qui règne sur les
écrits et la difficulté à écrire le réel. Devoir se cacher,
flouter toutes les références à la vraie vie, jusqu'à l'absurde
dans « le monde actuel où tout se tait. » (p.63) La
suspicion permanente qui plane sur l'homme face à la femme. La place
de la femme aussi et les combats menés en son nom mais qui cachent
d'autres motivations. Une société qui oublie de se confronter au
réel avec humilité.
A
cette lecture, on est d'abord un peu étourdi. La tête bouillonne.
Et puis aussi, on a une irrépressible envie de se jeter sur le
premier musée venu, et de regarder à nouveau. Vraiment. Même si
l'on n'est pas artiste, qu'on ne sait pas dessiner, l'on voudrait
recommencer la visite du début et regarder à nouveau de l'intérieur
ce qui nous avait échappé. L'intérieur du réel résonnant avec
l'intérieur du regard. Faisant fi des enveloppes ou mieux : en
percevant ces enveloppes comme la première couche de la
réalité-oignon. En suivent des milliards d'autres. Travail à
jamais inachevé.
Joann
Sfar, Modèle vivant – Editions Albin Michel –
9782226437587 - 18€
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