jeudi 13 septembre 2018

Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir – Editions JC Lattès

L'archéologie de soi : les origines

Elle se cherche, elle se souvient, elle avance et devient, se trouve pas à pas, au fil des rencontres. Elle fouille son enfance et sa jeunesse, dans le pire comme le meilleur à la recherche du sens de son désir et de ses amours. Nina Bouraoui nous livre une écriture des abysses de l'être, cet univers profond qu'on méconnaît souvent et qui pourtant nous fait tenir debout et parfois bancals.

       Puisque Tous les hommes désirent naturellement savoir, Nina Bouraoui ne fait pas exception et se lance dans la quête des origines de sa différence. Ce livre raconte l'histoire de l'homosexualité, et par là, la quête de la continuité de l'être et du désir. Malgré toutes les ruptures et le déracinement. C'est l'écriture de la jeunesse qu'elle n'a pas perdue et qui contient l'adulte à venir : « Je viens d'elle et elle m'annonçait. » (p.13).
On peut penser à l'histoire de la Tour de Babel et à la différence des langues qui séparent définitivement les divers peuples humains. Au départ, la petite fille d'Algérie ne s'interroge pas ou peu sur l'ineffable, l'incommunicable. Elle échange avec sensualité et plaisir avec le monde qui l'entoure : sa mère, sa nounou, Ali et la nature si variée et riche. Même si elle n'est pas dupe : elle sait déjà qu'elle se distingue, elle sait déjà qu'elle est « le fils qui manque » (p.117). Et puis, la jeune femme devenue parisienne sent combien sa langue se démarque de celles de la majorité. Elles sont si peu à la parler : c'est celle du Monde des femmes. Alors elle lutte pour se cacher. Elle lutte pour se libérer. Elle désire, elle a honte. C'est la guerre intestine.
Le récit de cette douleur est poignant. La jeune femme se contorsionne pour tenter d'allier ce qu'elle aime et désire, les autres femmes, et la normalité qu'on attend d'elle et dont elle est persuadée. Elle se tait. Elle devient experte pour n'être ni vue ni connue. Mais elle brûle d'autant plus fort qu'elle s'efforce de s'éteindre elle-même.
        L'angoisse qui s'est emparée d'elle lui colle à la peau. L'origine de la peur ? La narratrice ne s'embarrasse pas de précautions langagières : « La famille est le terreau de la peur. » (p.191) Bien, nous sommes donc fixés sur ce point. Sans rancœur mais avec conviction, elle dépeint la famille, la sienne en l'occurrence mais elle n'est qu'un exemple parmi d'autres, qui s'évertue à oublier, mentir, cacher, enfouir. Sa capacité à taire, elle la puise dans sa généalogie. Alors elle écrit comme pour conjurer le sort. L'écriture pourrait sauver du secret et du trou noir qu'il laisse à sa place. Tous les hommes désirent naturellement savoir est comme l'effacement de l'ère du secret.

          Aussi douloureux que soit le texte par moments, la poésie n'en est jamais évincée. Le réel est objet de toutes les superstitions et imaginations possibles. Le rêve est là, parfois cauchemardesque, parfois délicieux. En tout cas, où qu'elle vive et quoi qu'elle raconte, la narratrice le fait avec une sensibilité des profondeurs. Même le plus brutal se transforme sous l'alchimie de sa plume et son esprit. Tout n'est pas tendre, loin de là. Mais tout se rêve et s'écrit autrement, semble-t-elle nous dire. Quand la vie est un supplice, la poésie s'immisce aussi, fantasmatique, haute en couleurs. « Mon Algérie est poétique. Hors réalité. »(p.38) écrit-elle. Elle est terre de désir, terre de nature, de liberté. Elle est le paradis perdu qu'elle se refuse à perdre. Mais son Paris n'en est pas moins poétique, même si plutôt de noir et blanc. Peut-être justement que ce paradis qui vit en elle, toujours, qui ne finit jamais teinte tous les autres mondes qu'elle écrit.

       Avec Tous les hommes désirent naturellement savoir, nous entrons dans une danse ininterrompue où les souvenirs se font écho, s'éclairent mutuellement, se répondent. Se reconstruit sous nos yeux une jeunesse qui s'était éparpillée, apparemment, mais qui en réalité est une solide origine du monde. Un texte d'une immense et désarmante finesse.


Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir – Editions JC Lattès – 9782709660686 -


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