Une étrange et douce lueur de malveillance
La
mort qui frappe un peu partout dans un roman aux allures policières
trompeuses. Dan Chaon joue avec ses personnages, les formes, les
genres, les codes les plus ancrés de l'écriture et bien sûr avec
le lecteur et ses convictions. Tout cela teinté sans aucun doute
d'Une douce lueur de malveillance. Pique au vif et fait
chauffer les neurones.
D'emblée,
l'on a le sentiment de plonger dans un roman policier. L'on saute
d'un personnage à l'autre, Dustin, Kate, Jill, Aquil, Aaron Rabbit
et Dennis. Un psychologue, sa famille. Traditionnel. Mais un patient
dérangeant Aquil. Et la mort qui surgit et resurgit de partout, elle
qui paraît si loin, devant comme derrière soi. L'on navigue
d'époque en époque. Les histoires se déploient. Doucement.
Disons-le,
l'on n'est pas tout de suite très au clair avec qui est qui où et
quand. Mais ce n'est que le début, précisément... Pourtant si l'on
accepte dans cette ambiance-là de roman peut-être policier, on
n'accorde pas pour autant une totale confiance à ce narrateur. Un
soupçon demeure dès le début, une prudence. Le titre nous y
enjoint, même si nous ne nous en rendons pas compte. La citation
primordiale de La Fontaine également : « On rencontre sa
destinée souvent/par les chemins qu'on prend pour l'éviter. »
On sent que l'on va peut-être se faire balader et en lecteur digne
et fier, l'on s'y refuse sans avoir combattu avec honneur.
En
effet, on ressent vite ce malaise où réel et irréel s'emmêlent
sous la plume de Dan Chaon. Non tant dans la narration qui est
relativement claire sur ce qui est ou n'est pas, enfin...jusqu'à un
certain point. Il s'agit davantage de personnages eux-mêmes
équilibristes de cette frontière ténue entre rêve, fantasme,
délire et réalité (où ce que présomptueusement l'on nomme tel).
Dustin, Aquil, Aaron, leurs perceptions souvent subtiles, leurs
souvenirs, leurs paroles deviennent tous sujets à caution, de pire
en pire. La vue se brouille plus fort et plus aucun verre correcteur
ne peut rien pour nous. Le psychologue est pris dans ses propres
filets. Le patient devient l'homme de raison ? La drogue dévisse
tous les boulons mais tous vraiment ? L'imagination, la
suggestibilité nous donnent à voir l'incertitude de « cette
existence de somnambule » (p.464). Seule la mort paraît une
certitude. Et encore, paradoxalement, il faut la vivre.
Sans
aucun doute on ne sait pas qui est qui, qui fait quoi et pourquoi. Le
sens dans toutes ses significations est interrogé. Dustin, Aquil,
Aaron sont dans la méconnaissance de leur propre vie et de leurs
tenants et aboutissants. Ils n'en tirent même pas les ficelles :
« Et si nous n'étions pas les gardiens de notre propre
existence ? » se demande Dustin, puisque l' « on
se souvient juste des pièces qui s'emboîtent logiquement »
(p.135).
La
narration n'en est pas pour autant théorique. Bien au contraire. Les
personnages aussi perdus et troublants qu'ils soient nous entraînent
dans leurs méandres intérieurs et leurs vagabondages aventureux. Et
puis, nous, lecteurs engagés, ils nous donnent envie de comprendre
cet imbroglio de variantes incompatibles de l'histoire.
Le
style d'Une douce lueur de malveillance défie les règles et
casse les codes. La page est un espace de liberté et les lignes et
les configurations admises volent en éclats. La typographie est
notamment novatrice : respectueuse du rythme de la parole et de
la pensée et non des règles intellectuelles et non vivantes.
L'auteur utilise également une écriture en colonne, qui fait penser
à une simultanéité des pensées que nous avons et aux liens qui se
tissent sans cesse, voilà une hypothèse parmi d'autres. Bien sûr
l'on peut demeurer un lecteur non pensant et disons-le confortable,
c'est le droit de tout un chacun. Alors si tel est votre cas, vous
passerez en diagonale sur ces passages qui vous paraissent étranges
et vous échappera la subtilité du style de l'auteur. Tant pis pour
vous ! Et tant mieux pour les autres. L'ampleur de ce roman
réside aussi dans cette pensée de l'écriture par le lecteur. Et
cela ne peut que vous donner envie d'inventer votre plume et de
tenter.
Dan
Chaon, traduit de l'américain par Hélène Fournier, Une douce
lueur de malveillance – Editions Albin Michel – 9782226398963
– 24,50€
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