mercredi 26 septembre 2018

Dan Chaon, traduit de l'américain par Hélène Fournier, Une douce lueur de malveillance – Editions Albin Michel

Une étrange et douce lueur de malveillance 

La mort qui frappe un peu partout dans un roman aux allures policières trompeuses. Dan Chaon joue avec ses personnages, les formes, les genres, les codes les plus ancrés de l'écriture et bien sûr avec le lecteur et ses convictions. Tout cela teinté sans aucun doute d'Une douce lueur de malveillance. Pique au vif et fait chauffer les neurones.

        D'emblée, l'on a le sentiment de plonger dans un roman policier. L'on saute d'un personnage à l'autre, Dustin, Kate, Jill, Aquil, Aaron Rabbit et Dennis. Un psychologue, sa famille. Traditionnel. Mais un patient dérangeant Aquil. Et la mort qui surgit et resurgit de partout, elle qui paraît si loin, devant comme derrière soi. L'on navigue d'époque en époque. Les histoires se déploient. Doucement.
        Disons-le, l'on n'est pas tout de suite très au clair avec qui est qui où et quand. Mais ce n'est que le début, précisément... Pourtant si l'on accepte dans cette ambiance-là de roman peut-être policier, on n'accorde pas pour autant une totale confiance à ce narrateur. Un soupçon demeure dès le début, une prudence. Le titre nous y enjoint, même si nous ne nous en rendons pas compte. La citation primordiale de La Fontaine également : « On rencontre sa destinée souvent/par les chemins qu'on prend pour l'éviter. » On sent que l'on va peut-être se faire balader et en lecteur digne et fier, l'on s'y refuse sans avoir combattu avec honneur.
         En effet, on ressent vite ce malaise où réel et irréel s'emmêlent sous la plume de Dan Chaon. Non tant dans la narration qui est relativement claire sur ce qui est ou n'est pas, enfin...jusqu'à un certain point. Il s'agit davantage de personnages eux-mêmes équilibristes de cette frontière ténue entre rêve, fantasme, délire et réalité (où ce que présomptueusement l'on nomme tel). Dustin, Aquil, Aaron, leurs perceptions souvent subtiles, leurs souvenirs, leurs paroles deviennent tous sujets à caution, de pire en pire. La vue se brouille plus fort et plus aucun verre correcteur ne peut rien pour nous. Le psychologue est pris dans ses propres filets. Le patient devient l'homme de raison ? La drogue dévisse tous les boulons mais tous vraiment ? L'imagination, la suggestibilité nous donnent à voir l'incertitude de « cette existence de somnambule » (p.464). Seule la mort paraît une certitude. Et encore, paradoxalement, il faut la vivre.
        Sans aucun doute on ne sait pas qui est qui, qui fait quoi et pourquoi. Le sens dans toutes ses significations est interrogé. Dustin, Aquil, Aaron sont dans la méconnaissance de leur propre vie et de leurs tenants et aboutissants. Ils n'en tirent même pas les ficelles : « Et si nous n'étions pas les gardiens de notre propre existence ? » se demande Dustin, puisque l'  « on se souvient juste des pièces qui s'emboîtent logiquement » (p.135).
La narration n'en est pas pour autant théorique. Bien au contraire. Les personnages aussi perdus et troublants qu'ils soient nous entraînent dans leurs méandres intérieurs et leurs vagabondages aventureux. Et puis, nous, lecteurs engagés, ils nous donnent envie de comprendre cet imbroglio de variantes incompatibles de l'histoire.

         Le style d'Une douce lueur de malveillance défie les règles et casse les codes. La page est un espace de liberté et les lignes et les configurations admises volent en éclats. La typographie est notamment novatrice : respectueuse du rythme de la parole et de la pensée et non des règles intellectuelles et non vivantes. L'auteur utilise également une écriture en colonne, qui fait penser à une simultanéité des pensées que nous avons et aux liens qui se tissent sans cesse, voilà une hypothèse parmi d'autres. Bien sûr l'on peut demeurer un lecteur non pensant et disons-le confortable, c'est le droit de tout un chacun. Alors si tel est votre cas, vous passerez en diagonale sur ces passages qui vous paraissent étranges et vous échappera la subtilité du style de l'auteur. Tant pis pour vous ! Et tant mieux pour les autres. L'ampleur de ce roman réside aussi dans cette pensée de l'écriture par le lecteur. Et cela ne peut que vous donner envie d'inventer votre plume et de tenter.


Dan Chaon, traduit de l'américain par Hélène Fournier, Une douce lueur de malveillance – Editions Albin Michel – 9782226398963 – 24,50



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