Il aurait bien envie de penser qu’il paye ses innombrables succès et billets. Il n’est pas superstitieux donc il ne le pense pas vraiment. Il aurait honte d’une pensée aussi stupide. Il ne sera jamais ce genre d’âne. Mais ce malheur qui pèse de plus en plus sur sa maison est une malédiction. L’atmosphère se fait toujours plus lourde. Il n’a plus toujours hâte de rentrer chez lui. Il est parfois soulagé de ne croiser personne avant de partir au travail. De plus en plus souvent apparemment. Une force l’entraîne loin de chez lui.
Il ne veut pas.
Il n’est pas un lâche.
Il ne le sera jamais.
Mais cela n’est pour ainsi dire pas de son ressort.
Il doit partir de ce mouroir.
Non pas quand même.
C’est toujours le même endroit, les mêmes meubles et la même femme mais rien n’est plus pareil.
Anna, la femme chérie, s’en est allée. L’a remplacée une drôle de rombière avant l’âge. Il ne reconnaît pas cette femme-là. Plutôt, si, il la connaît. Il la reconnaît tous les jours. C’est bien celle qu’il a épousée. En putréfaction. Elle a fané puis elle a commencé à pourrir. Pur et dur. Une déliquescence inévitable. Il n’aurait jamais imaginé qu’une telle beauté se dégénère ainsi, en seulement quelques petites années. Elle avait l’air si solide. Faite pour lui. Pour durer. A sa hauteur. A son ambition. Comme dans ses rêves.
Il ignore ce qui l’a abîmée si vite. Peut-être que déjà elle contenait cette usure à venir. Peut-être que personne ne savait mais qu’en la changeant d’environnement, comme on l’aurait changée de pot, on a déclenché la décrépitude.
Lui, John, et sa famille à elle, voient clair dans ce qui se passe. Clair, disons qu’ils ne sont pas dupes des jolis sourires et des airs de dame d’Anna. Les autres, les inconnus, la trouvent merveilleuse. Parfois même parfaite. John n’en sourit plus. Il en reste fier. Il lui sait gré de maintenir les apparences. Mais aussi il lui en veut de ne jamais s’attendrir, de ne jamais être une vraie femme. Pas même dans la nuit avec lui. Et il veut coûte que coûte qu’elle demeure celle qu’on appelle la Reine quand elle entre en scène. Il veut continuer d’être le Roi. Avec elle. Ils sont faits pour être ensemble. Leurs allures s’accordent idéalement. Ils n’ont pas tant de choses à se dire. Mais il n’attend pas ça d’une femme. Il n’attend pas que leurs cerveaux s’entendent. Pour cela, il n’a pas besoin d’elle. Il n’a jamais eu besoin d’elle. Il lui en voudrait sans doute de lutter avec lui à ce jeu-là. Ce n’est pas le lieu des femmes. Encore moins la sienne. C’est son territoire. Il n’a besoin de personne pour penser. Jamais, il n’a demandé d’aide. Jamais, il n’en demandera. Pas tant par fierté que par pragmatisme. S’accorder au rythme et aux méandres des autres est une immense perte de temps. Une énorme bévue que de penser ensemble. Parfois, deux esprits pourraient s’accorder. Il n’en a pas encore vraiment rencontré. Il suppose que cela existe. Même les plus grands esprits ont trouvé à qui parler. Il ne peut pas ne pas trouver. Mais il ne cherche pas. Cela lui tombera dessus ou pas. Il n’ira pas courir après l’interlocuteur adéquat. Il dirige les plus lents et inadéquats, précisément. Voilà l’ordre du monde.
Le pouvoir est une terrible question. Il sait qu’il a de l’or dans la tête. Il sait qu’il détient un trésor. Il sait quel pouvoir cela lui procure. Il sait qu’il ne vivra jamais sans ce pouvoir-là. Il l’exerce depuis la nuit des temps. Aussi loin qu’il s’en souvienne. Tous y ont toujours cédé. Sauf Père devant lequel il s’inclinait. Toujours quand il pense à tout cela, il se sent obligé de s’excuser auprès du père, en soulignant l’exception qu’il était, qu’il est encore, malgré la mort. Par déférence, il s’incline, plus que par respect intellectuel. Mais heureusement que quelqu’un l’avait arrêté un jour.
Le désir de pouvoir est bien pire encore que le pouvoir en lui-même. Le pouvoir ne l’amuse pas. S’il joue avec, il ne construit rien. Alors, il se sent impuissant et la magie retombe. Le ballon se dégonfle tout seul. Il craint bien davantage le désir. Il sait que cela n’a pas de limites. Qu’avec un peu d’argent, un peu plus qu’il n’en a mais cela ne devrait pas tarder, il pourra libérer son désir. Et il craint là, de devenir un animal. Ces brutes épaisses racornies de plaisirs, boursouflés et dégueulants de luxure. Il craint cette décadence. Il n'est pas de ce bois-là. Mais il a appris depuis peu que lui ni qui que ce soit n'est en mesure de connaître réellement son matériau de base, au fond des tripes.
Et puis, s'il baisse la tête ou la tient dans ses mains, il avoue que sa belle Anna est une victime du désir.
Celui-là, il l'anéantirait si ça lui permettait de retrouver son amour, sa belle.
Mais tout le monde en crèverait. Il ne parle pas ainsi, "crever" et tous ces mots, d'habitude.
Mais il est moins en colère d'habitude.
Il se met en colère. Souvent. Partout où il passe. Mais se mettre en colère ne signifie pas qu'on est en colère. Il crie, il tempête. Tout le monde se tait. On dirait qu'ils ont peur. Danny a peur, oui. Anna n'a pas peur. Elle n'a pas peur de lui. Les collègues seraient prêts à se cacher, comme Danny qui court sur son lit pleurer dans l'oreiller. Ils se recroquevillent sur eux-mêmes. Il n'en dit rien mais lui fait cela pour ne pas avoir à négocier. Les discussions des heures, encore des heures il sont beaucoup trop pénibles. Encore du temps perdu. Une journée est une succession de minutes en partie perdues. Cette seule idée m'enrage. Tout ce qu'il peut récupérer, même quelques secondes, est bon à prendre. Il s'en saisit. Et alors, la fin justifie les moyens. Il ne torture personne. Il use de sa colère. Ce n'est cependant pas que du calcul. Il se soulage aussi de ce qu'il contient, chaque jour. Il ouvre les vannes. Il est seul et aucune parole intruse n'a sa place. Tout le monde doit se taire.
Il est sa propre caricature.
Il surjoue ses défauts.
Il glisse dans ce bain de délices écœurantes.
Seule Anna continue de regarder droit dans les yeux. Elle ne prononce pas un mot mais elle lui répond autrement. Elle se plante devant lui, encore plus fermement qu'à son habitude. Elle se dresse. Elle se hérisse. Elle attaque sans ouvrir la bouche. Une amazone. Une guerrière. C'est sans doute ce qu'il a aimé chez elle et ce qui le rend fou, aussi. Il pourrait la balancer. Il voudrait. Mais il ne pourrait certainement pas. Elle lui résisterait comme une acharnée. Elle lui briserait la nuque. Elle se battrait jusqu'au bout. Aussi loin que lui. Il se voit tentant d la maîtriser, incapable de la retenir. C'est lui qui attaque et mord au sang, en enfonçant fort la tête dans les épaules. Elle ne laisse personne l'humilier. Elle se décentre. Elle sait toujours se dégager. Elle lui file entre les grandes paluches. Le ressort du cou remonte et elle reprend sa hauteur. Elle est de côté. Elle q tout le loisir de choisir son point d'attaque. Elle souffle sur sa nuque comme pour faire la place. Elle la fait ployer. Elle est d'une force purement virile. Il ne peut plus rien faire. Elle peut lui faire toucher le sol du front. Elle ne se privera pas de ce plaisir sadique. Elle abaisse lentement, tout doucement son corps à la force du sien pourtant réputé faible chez le commun des mortels. Elle pose tranquillement le milieu de son front sur le sol. Elle le maintient ainsi. Elle exerce une pression chaque instant irrésistiblement plus forte. Jusqu'à ce qu'il sente son os brûler à terre. Deux lignes de douleur entourent son crâne. Elles se rejoignent a l'occiput et forment une seule flamme qui remonte dans la bouche ou frappe la gorge d'Anna. Elle avale sans un bruit. Elle semble se délecter. Se nourrir. Il ne peut pas la voir. Il ne peut absolument pas faire tourner sa tête. Il est impuissant. Il doit attendre, immobile, le front au sol. Mais il sent qu'elle absorbe sa douleur et qu'elle en fait son miel. Il sent qu'elle sourit. Il sent qu'elle serait sur le point de relâcher l'étau. Peut être de jouir. Peut être, il l'imagine bien, la tête en arrière, suçant goulûment sa douleur, à lui. Il ne l'a jamais vue jouir. Il ne peut que l'imaginer et Dieu sait s'il l'imagine. S'il le élire. S'il l'a désiré. Peut être qu'il ne le désir plus.
Lorsqu'il redevient a lui, elle est toujours face à lui, droite et rigide, tendue, prédatrice. Elle sait qu'elle le dérange, qu'avec elle, il ne peut pas être tranquillement en colère, comme avec les autres. Elle sait qu'il aura le dernier mot. Mais seulement le mot. L'invisible lui appartient. C'est sur ce terrain-là qu'elle règne. Sans récompense. Sans reconnaissance. Elle doit se contenter de le savoir.
Elle profite du conflit qu'il lui offre sur un plateau pour mettre en marche la grande machine. Elle le regarde jusqu'au fond de l'être. Elle le voit tourner de l'œil. Elle sait qu'il Sue à grosses gouttes et qu'il se étaient de respirer comme un bœuf pour reprendre l'air qu'elle lui vole. Elle ne sait pas réellement ce qu'il voit mais il l'a craint, quelque part.
Après ces épisodes de joutes à l'œil, il s'éclipse. Il reste à distance. Elle s'en réjouit, s'en repaît. Elle se sent libre. Cela finira. Mais pour quelques jours, elle est libre comme l'air et elle peut s'asseoir en elle-même.
Elle a ce petit rictus insupportable qui lui fait comprendre qu'elle a lu certaines de ses pensées. Il n'est pas paranoïaque. Elle n'a pas vraiment lu. Mais elle est intuitive. Elle est animale, elle. Féline. Elle transperce toutes ses carapaces. Il est à sa merci. Elle ne raisonne pas. Elle est bien plus dangereuse que cela. Elle a senti son bouleversement.
Les jours qui suivent, il a envie de la haïr. Il n'atteint jamais ce stade. Il le sent poindre et l'arrêté avant qu'il ne se répande en lui. Il dit, il crie, à la prochaine occasion, très vite, qu'elle est une imbécile, qu'elle ne pense à rien. Elle ne peut alors s'empêcher de grimacer. Elle se détourne de lui. Peut être pour ne pas vomir. Pour ne pas le haïr, elle aussi. Elle a un haut le cœur. Toujours. Mais ce n'est qu'un moment parmi d'autres où il l'écœure.
Il est presque chaque matin au réveil exaspéré par il ne sait quel élément de la présence d'Anna. Il lui fait le même effet.
Ils finiront par se tuer.
À petits feux.
Avec ou sans éclaboussure.
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