mardi 10 février 2015

Les enfants savent

Deuxième enfant, deuxième grossesse et pour la deuxième fois, l’atroce angoisse de ce qui va sortir de moi. De ce que j’aurais fabriqué. Cela ne s’est pas mieux passé la deuxième fois. Sauf que j’étais prévenue. Je ne sais pas si cela m’a aidée au final. Je ne sais pas si j’ai eu plus peur de l’inconnu la première fois ou si j’ai plus craint la douleur et la déception la deuxième.

            Elle est enfin née cette enfant mais je l’ai senti d’emblée. Elle n’est pas normale. Elle ne finira pas bien. La preuve en est que dès le premier jour, elle a vomi tout ce qu’elle avalait. Et au bout de trois mois, rien n’a changé. Elle ne grossit pas, elle est encore toute fripée. Au moins, elle n’est pas dodue comme Danny. Comme un petit cochon de lait repus qui me nargue de bien-être. Justement en parlant de Danny, elle va bien. Je suis toujours surprise de sa bonne santé et de sa gaieté. John s’en occupe quand il est là. C’est vrai qu’elle est maligne. Lui, ça lui plaît de lui apprendre toutes ces choses qu’il aime. Ils rient tous les deux. Pourtant John est sérieux comme une pierre. Mais Danny parvient à le dérider. Moi aussi, j’y arrive, c’est vrai, depuis le début. Il m’a avoué que c’était ce qui l’avait définitivement séduit. Ce que j’ai cru, c’est que j’allais pouvoir rendre hommage à Yvan, que mon bébé, mes bébés lui ressembleraient. Mais non seulement, ce sont des filles. En outre, elles n’ont aucun trait commun avec lui. Elles ressemblent bien davantage à leur père. Ce n’est pas ce que tout le monde dit mais c’est ce que je dis. J’ai trahi mon frère, son souvenir, ma mémoire. J’ai cru que je recommencerai une vie avec un autre Yvan à mes côtés, aussi proche, autant aimé. Mais je ne peux pas avec ces deux filles, je ne peux pas faire comme si elles n’étaient pas des filles.

Cette deuxième née ne peut pas être encore une fille, me suis-je dit. Ou j’aurais viré dingue. Vraiment dingue cette fois. J’ai pensé qu’elle pouvait être un garçon dans l’âme. Qu’elle pouvait être Yvan une génération plus tard. J’ai rêvé. Et je ne lâche pas ce rêve. Je lui injecte l’être d’Yvan qui est encore en moi dès que je passe un moment avec elle. Je lui ordonne d’être en elle-même un garçon qu’elle n’est pas. Elle ne comprend pas toujours et alors elle vomi. Je vois bien qu’elle m’interroge avec ses énormes yeux bleus dans sa figure toute maigre. Mais je n’ai rien à lui répondre alors je me détourne d’elle. Je ne veux pas qu’elle me questionne. Je veux qu’elle me sauve, qu’elle sauve mon frère et notre vie. Il ne peut pas y avoir sur cette terre encore une nouvelle personne, que j’ai moi-même engendrée et qui ne soit Yvan en rien. Je ne peux plus accepter tous ces êtres qui ne sont pas lui et qui pullulent autour de moi.

Cela fait deux années qu’elle est parmi nous. Qu’elle a rejoint notre famille, disent certains. Je trouve cette expression idiote. Comme si elle avait décidé de se convertir à notre secte familiale. Comme si un minuscule bébé pouvait rejoindre quoi que ce soit. Il n’est pas là et d’un coup, il est là et c’est tout. Il est dans la totale soumission à son environnement et à ses satanés parents. Je déteste son impuissance à ce bébé, à tous ces bébés. Et leur tyrannie en même temps. Leurs cris stridents. Ils ne peuvent pas faire mieux. Bébé savait qu’il ne fallait pas crier avec moi, que cela allait m’éloigner d’elle. Je sais qu’elle l’a senti. Vous me direz, voilà ce que c’est d’être mère, sentir ensemble, avec son enfant. Non ! j’ai seulement observé. Elle s’est adaptée à ma grimace diabolique qui apparaissait quand elle ouvrait la bouche pour crier. A la place, elle ouvrait la bouche pour vomir. Il fallait bien que quelque chose en sorte de cette goule grande ouverte. J’ai ramassé des litres innombrables de vomi. Je tenais à le faire. J’y tenais pour payer quelque chose, pour donner quelque chose. C’était terriblement sentimental. Mais les enfants nous mettent dans des états de conscience déformés. Voilà ce que me font ces enfants : elles me déforment, elles font de moi un monstre. Je me déteste face à elles. Je perds ma dignité.

            J’ai mis du temps à l’appeler par son prénom. Cette deuxième-là. C’était « Bébé » ou autre surnom facile. Je sais que désormais, je n’aurai pas d’autres enfants. C’est fini. Les deux premières et dernières m’ont assez abîmée comme ça. Le docteur a dit qu’il n’était plus question de grossesse. Je l’aurais embrassé. Cela voulait dire aussi, jamais de garçon pour vous ! Mais le soulagement de ne plus revivre cela a été le plus fort. John a été désolé. Il a insisté auprès du médecin pour me réparer ». Il ne savait pas comment dire autrement, ces trucs de bonne femme, hein ?! C’est moi qui parle comme cela. Lui ne dirait jamais les choses ainsi. Il est maladroit, mais pas irrespectueux sur le sujet. C’est drôle d’ailleurs comme il est maladroit quand je rôde dans les parages. C’est quelqu’un qui ne se trompe pas, John. Sauf quand je le fait dévier de sa trajectoire parfaite. Il perd son contrôle, il s’est même ridiculisé une ou deux fois. J’ai rattrapé la bévue mais il a mis toute la journée à s’en remettre. Il est fier comme tous les hommes, peut-être plus que d’autres. Papa n’est pas comme lui. C’est idiot de comparer ! John est fier et c’est son caractère. Je le sais. Je le suis aussi. Il n’y a rien à ajouter là-dessus. . Nous nous comprenons sur ce point et ne nous le reprochons pas. Je ne voudrais pas d’un homme sensible et fragile. J’en aurais fait mon esclave. Je me connais. Je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais eu envie de protéger ni d’être protégée. Cela convient à la plupart de mes congénères. Je deviens bestiale quand il s’agit d’un geste ou d’une parole condescendant à mon égard. Je me venge. J’attends que l’énergumène qui croyait m’amadouer comme son bon toutou ait compris qu’il paiera cher ce genre de choses avec moi. C’est interdit dans mon monde. On me dit excessive. Mais c’est une question de respect. Elles ne se rendent pas compte toutes ces femmes du mépris dont elles sont l’objet. Elles se laissent tripoter avec un sourire benêt ou minaudeur, croyant faire alliance avec celui qui s’impose comme leur maître, rien de moins. Elles m’attirent parfois dans un coin. « Anna, voyons ! Tu en fais trop ! Pourquoi fais-tu tant d’histoires ? Réjouis-toi d’être désirée ! John est un homme doux et respectueux. Je te jalouse tu sais ! », petit sourire malicieux à l’appui, appelant ma réponse qui ne vient pas puisque je n’ai jamais demandé à converser avec cette personne. Se maintient mon principe de départ, idée de jeunesse pourtant validée par l’expérience : les hommes m’intéressent et les femmes non. Elles m’ennuient et m’agacent. Celles qui ne m’ennuient pas me rendent folle et j’en arrive à de tels états de rage qu’il vaut mieux que j’en reste éloignée toute la soirée. Pour ne pas gâcher toute la fête des hôtes à cause d’inimitiés insignifiantes. Mais voilà qui n’est pas simple ! Je mets en place de fameuses stratégies. Je me débrouille pour être au courant de la liste des invités (il suffit pour cela de s’adresser aux bonnes personnes et de faire preuve d’autorité aristocratique. Grand-mère m’a soigneusement enseigné cela.) Je sélectionne celles avec qui je ne supporterai pas un dialogue de plus de quatre-vingt-dix secondes. Je me donne un maximum de trois personnes. Cela ne peut pas être davantage sinon je passe la soirée à courir pour échapper aux prédatrices. Cela m’est arrivé au début alors que j’étais encore novice. Je me suis beaucoup amusée tout de même à cette soirée. J’étais avec mon ami Peter qui m’a aidée à me glisser hors de vue des cibles pendant cinq heures d’affilée. il inventait des prétextes parce que l’une d’elles s’étonnait de ma disparition soudaine, qu’une autre me cherchait en vain depuis des heures dans la foule agrippante, Mon Dieu ! Jamais la parole de Peter n’est remise en question. Il donne à voir un air si sérieux, presque sévère. Sa situation sociale et professionnelle n’est pas pour rien là-dedans bien sûr. C’est un grand patron d’une famille parisienne très riche, implacable en affaires. personne ne se douterait qu’il s’amuse avec une petite écervelée provinciale trop sûre d’elle qui refuse de se plier aux règles de la bonne société en souriant patiemment à tous et à toutes. C’est un souvenir mémorable que cette réception.

Aujourd’hui, je m’amuse moins. Mais je peux faire semblant d’être sérieuse, comme Peter, et être prise au sérieux. Je peux mentir pendant des jours, des semaines. Il me suffit de mettre mon masque, d’être au bras de Peter et de me présenter comme l’épouse de John. Le tour est joué, ma présence est justifiée et accueillie avec déférence. Une fois qu’on a les ficelles en main, on est sur les rails et tout est facile. Mais, c’est vrai, il faut accepter de jouer.

            J’ai toujours été joueuse. Bien plus qu’il ne le fallait d’ailleurs. On me l’a assez reproché. Dans le monde auquel je suis venue, à Paris, je peux jouer sans relâche, jour et nuit et on ne m’accuse pas d’être légère. Je suis fidèle à mon mari, cela apaise les consciences. Et on ne résiste pas à mon charme. Dans ce monde-ci, on ne se bat pas contre soi-même. On ne se bat pas pour être quelqu’un de meilleur. Cela me convient à merveille. J’ai toujours trouvé bien trop masochiste ces idées de se brimer pour suivre la bonne voie. Moi, je ne sais pas ce qu’est la bonne voie. Je l’avoue, j’aime mon plaisir et je ne veux pas qu’on me l’enlève. On ne me l’enlèvera pas. Qui y est donc déjà parvenu ? Personne depuis les plus jeunes années. Même les plus sévères n’ont pas fait de moi leur petite fille sage. Jamais. Encore moins une fois dame et bien assise. Façon de parler parce que moi, je ne m’assois pas. Je reste debout sans aucune douleur, je danse surtout et je bois. Je m’amuse et on ne me volera pas ça. Ma mère savait qu’en épousant John, j’aurais droit à tout cela. Elle ne m’en a rien dit, elle m’a seulement intimé l’ordre éternel d’être correcte. Je pense à elle quand je danse avec Peter ou d’autres. Quand je fais ce qui me plaît à n’importe quel moment ou presque. Je ris, je mens, je bois, je cache. Je suis parfaitement libre.

            Il y a les deux enfants. Et je ne suis plus parfaitement libre. Je rentre chez moi, dans ces belles pièces. John est là mais je suis parfaitement seule. Seule avec ces deux filles qui me font trébucher. Elles sont parfaitement innocentes. Pourtant, je leur en veux à mort.
Je ne dois pas dire ça, je ne dois plus penser avec ces mots ! Toujours correcte ma fille !
Ces enfants me rendent incorrectes. Je ne suis plus moi-même, encore moins que masquée. Encore moins que jamais. Je ne suis plus ni dans le temps ni dans l’espace quand je plonge dans leurs yeux. Leurs beaux yeux clairs. Leurs beaux yeux quémandeurs. Elles attendent de moi d’être enfin leur belle mère. Leur sublime mère. Pas la mère dont on a peur et qui ne rentre qu’au petit matin. Pas la mère qui ne dort pas la nuit et prie pour la résurrection de son petit frère mort. Ce n’est pas cette mère-là que Danny et Bébé attendent. Elles attendent que je sois vraiment là. Elles ne disent rien. Elles savent qu’elles me perdraient encore plus à dire quoi que ce soit de leur sentiment. Elles font comme si de rien n’était et elles m’embrassent de tout leur cœur quand je suis là.
Les enfants savent ce qu’il ne faut pas dire pour survivre.

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