vendredi 6 février 2015

Venue au monde

Voilà cinq ans que je suis mariée.
Voilà cinq ans que j’ai perdu ma liberté.
Ce jour-là, je me pavanais et j’ignorais la douleur de ce qui m’attendait. J’étais une petite poule ingrate et orgueilleuse. N. avait raison. J. est bon pour moi, c’est un homme bon mais je ne suis pas faite pour être sa femme, pour être une femme. Il est intelligent et m’apprend des choses tous les jours, j’aime cela. Il m’emmène dans ses voyages loin d’ici, très loin de tout ce que je connais. C’est un peu l’aventure dont je rêvais. Et pourtant, je n’arrive pas vraiment à m’en réjouir. Je ne me sens plus comme avant. Je ne pétille plus, je ne suis plus joyeuse. Je m’étais promis de ne pas devenir une adulte ennuyeuse et sérieuse. J’ai l’impression d’être rattrapée par cette fatalité. Je suis presque triste et grise. Je me fane. Je rêve d’Yvan toutes les nuits comme une vieille femme qui ressasse le passé. Je n’aime pas la personne que je suis devenue. Je n’aime plus ce que je fais, ce que je dis. J. a bien remarqué que j’avais changé et il est gentil quand il est là. Je sais qu’il aime ma fantaisie et mon humour. Je me perds. Il en souffre comme moi. Je ne suis plus que la femme de John. Ici on me regarde comme la femme de et la mère de. Je suis mes rôles, rien de plus. Moi qui avais toujours eu ce sentiment d’être importante. Une vraie personne. Quelqu’un avec qui il fallait compter. Quelqu’un qu’on voyait. Qu’on regardait. Qu’on écoutait. Arrivée ici, on ne m’a pas prêté attention, on m’a dit que j’étais jolie on m’a appelée « ma petite » on s’est mis à parler comme si je n’étais pas là on m’aurait presque tapoté la tête et pincer la joue, si je n’avais pas été plus haut perchée que tous ces imbéciles. On s’est ouvertement moqué de mon accent et de ma démarche virile. Je n’ai pas compris tout de suite et c’est la rage contenue de John ; qui m’a renseignée. Il est intervenu et a courtoisement pris ma défense en renvoyant durement mes interlocuteurs dans leurs propres origines. Mais c’était trop tard. J’étais blessée. « Trop fière ! » m’avait-on assez répété dans l’univers de l’enfance. « Elle souffrira quand viendra le retour de bâton ! » Ils attendaient ce moment, les gens du village, que j’avais offensés par mon indépendance d’esprit. Ils ne verront jamais mais leur vengeance s’est accomplie. J’en ai pleuré des soirs entiers où seule dans le lit conjugal, je pouvais cesser de faire semblant. John travaille la plupart du temps et je pourrais finalement pleurer toute la journée sans qu’il s’en aperçoive. Il n’est pas là. Je m’y suis habituée au bout de quelques années mais le commencement aura été terrible. Je ne m’étais jamais retrouvée seule. Alors, j’expérimentais la solitude, tout en me sentant prisonnière, pour la première fois aussi. Prisonnière de John qui n’était jamais là. Je me demandais où était réellement les barreaux de ma geôle, je cherchais les preuves de son existence, en vain. C’était bien pire que d’être enfermée punie dans sa chambre ou perdue en forêt. Du coup, Yvan est revenu me hanter jour et nuit. Je me sentais moins seule. Mais je n’étais pas vraiment là. John s’est inquiété. Il ne m’a rien dit mais j’ai bien vu qu’il essayait de me sortir de ma torpeur. La métamorphose était déjà en marche et il n’a pas pu l’arrêter. D’abord, je me suis sentie soulagée puis j’ai saisi que le nouveau monde m’avait tuée à moi-même et que j’y participais en m’achevant. En devenant une autre. Je n’ai pas résisté. A cause du confort. J’ai choisi de m’adapter et de me perdre. Pour souffrir moins. Pour les avantages en nature. Pour tous les scintillements. Ce n’était pas un vrai choix. Je ne le regrette pas aujourd’hui. Je ne sais pas comment cela aurait pu ne pas se passer. Je n’imagine pas. Je n’imagine plus. Je crois que ce n’était pas tellement possible autrement.

Alors je suis devenue Cathy et on s’est mis à m’aimer. On m’a de nouveau admirée comme lorsque j’étais au village. J’ai retrouvé ma fierté de jeune vierge. On attendait que je joue le jeu, que j’accepte les règles et que je me mette à nu comme toutes les jolies jeunes femmes. J’ai répondu présente et on m’a applaudie. Et le quatrième jour, je ne sais pas pourquoi, alors que tout s’arrangeait, je me suis effondrée. J’ai sangloté comme Jackie. Moi qui m’étais tant moquée d’elle et sa faiblesse, j’étais prise. Sa douleur m’est devenue familière, ses moments de détresse et de solitude insupportable. Je me suis assise sur le lit. J’aurais voulu avoir les jambes trop courtes pour toucher le sol, j’aurais voulu les balancer dans l’air et le bercer doucement. J’aurais voulu être une toute petite fille. Mes longues et interminables jambes, si adultes, si responsables me désespéraient en cet instant. Cela avait toujours été mon atout majeur dans la vie, ma beauté personnelle. Et la voilà qui devenait mon pire ennemi, mon bourreau. Je me les serai coupé si j’avais pu, pour être petite à jamais. Bien sûr que je me suis seulement contentée de m’allonger mollement sur mon lit et de m’endormir toute habillée dans mes larmes. John est rentré, je l’ai senti m’enlever mes escarpins et m’installer mieux. Je ne me suis même pas vraiment réveillée. Il a dû être surpris. J’ai les yeux grand ouverts dès qu’il me touche, il sait que je n’ai toujours pas confiance. C’était comme si j’avais trop bu, du moins je crois.
            Cette nuit-là, j’ai rêvé d’Yvan plus intensément encore que d’habitude. Je me souviens après plusieurs années de ce qu’il disait :
Regarde-toi !
Regarde bien !
Te voilà bel et bien vivante.
Tu n’es pas fidèle à l’enfant que tu as été ?
Mais voyons ! Tu ne seras plus jamais cette enfant.
Tu n’as plus l’âge d’être une enfant et la princesse.
Ainsi va la vie !
Cathy,
tous les soirs,
raconte-moi ta journée,
raconte-moi ta vie.
Je ne fais qu’imaginer tout ce qu’on ressent, toutes ces choses qui
grouillent.
Vis-les pour moi !
Offre-les moi !
Tous les jours !
Et si tu trouves mieux dans le vrai monde,
dans ton monde où l’on touche,
cours !
aussi vite et loin que tu sais si bien le faire.
Oublie-moi alors !
Et accroche-toi à ce mieux aussi frémissant que toi !
Tu dois t’accrocher, te laisser emporter, même si c’est
brutal
et
effrayant,
laisse-toi tirer et glisser
vers
ce nouvel horizon.
Oublie tout et tous !
Et laisse ton être s’ouvrir comme tu savais si bien le faire au cœur de la forêt.
Souviens-toi.
Tu fermais les yeux et tu respirais.
Tu inspirais le monde qui t’entourait
et
tu devenais l’une d’entre eux.
N’oublie pas que tu sais
être
dans l’univers,
en son centre le plus profond
et
le plus
chaud.

            Je me réveillai non dans un sursaut comme tous les jours les derniers temps, mais au contraire dans un calme grisant. et dépaysant. Je fermai les yeux pour me remémorer ce qu’Yvan m’avait livré. Pendant cinq minutes, je contemplais ses yeux bleus limpides. Il était toujours aussi beau. Et je l’aimais toujours autant.
Yvan, l’amour de ma vie.

            Après ce jour, les semaines se sont écoulées rapidement. Je reprenais la vie de plus belle et j’étincelais à nouveau. Enfin, je retrouvais ce sentiment d’être précieuse, si ce n’est pour eux, du moins pour John et pour moi-même. Je savais que j’avais trouvé un nouveau chemin et qu’il me comblerait. Je me rendis compte à cette époque que j’étais faite pour être l’étoile d’une société. je ne pouvais me contenter d’être comme les autres. C’était inacceptable pour moi. J’avais besoin de voir les yeux briller à ma vue. Il fallait que je sois enveloppée de l’admiration ou de l’étonnement des autres. Au minimum, de leur attention précise. Le soir et le retour à la maison étaient toujours les passages les plus difficiles de la journée. Je me levais au matin avec le charme et l’éclat de la soirée comme horizon, chez Untel ou Untel. Mon réveil et toute ma journée prenaient sens et joie grâce à cette perspective. Ces sorties dans le monde se multipliaient dans mon emploi du temps, presque tous les soirs au bout d’un moment. En réalité, ma journée était plutôt vide même si je n’ose me le dire qu’aujourd’hui. Encore aujourd’hui, ma journée s’organise en fonction de ma soirée. J’ai peu à peu réussi à m’occuper davantage, J’ai appris. Et puis, il y a eu Baby Danny. Je me préparais doucement le matin, John était parti au travail à sept heures. Il m’avait réveillée bien entendu puisqu’il était et est toujours incapable d’être discret. C’est étrange cette lourdeur dans son être. Je ne comprends pas. Bref, je sortais un jour sur deux chez le coiffeur et je faisais là tous les jours mes bains nourrissants, en rajoutant du lait dans l’eau chaude. Grand-Mère m’avait bien expliqué comment faire pour avoir une peau si délicate que les hommes s’en pâmeraient. Maman me l’avait interdit quand je vivais encore en famille. Mais j’avais bien mémorisé. Et j’avais désormais la liberté. Maman ne pouvait plus me restreindre dans mon désir effréné d’être la femme la plus fatale et convoitée de mon univers. Maman ridiculisait tout ce que je faisais qui satisfaisait ce désir. Elle se mettait dans une colère noire et en avait des larmes rageuses prêtes à rouler. Elle ravalait tout cela avec précaution, fort habilement je dois dire. J’avais bien questionné Papa sur cette incompréhensible aversion de Maman pour mes élans de princesse. Cela a toujours fait parti de moi, aussi loin que je remonte dans l’enfance. Je me sentais naturellement princesse. Clairement supérieure. Jusqu’à la mort d’Yvan qui me rabattit m »chamment le caquet. Alors, je m’étais sentie souillon quelques mois. Je m’étais détestée et puis j’avais retrouvé ma superbe. J’avais détesté tout le monde à ce moment-là. J’ai dû être seule pour me revenir à moi-même. Quand on est seule et triste, on n’est plus princesse pour un sou. J’ai eu l’image de ce que j’étais : une gamine sans rien de vraiment exceptionnel si ce n’est sa taille, que je n’étais même pas sûre de garder. Ce que ça a brûlé quand cette horrible sensation de n’être pas grand-chose, d’être une parmi tant d’autres est revenue m’assaillir, il y a quatre ans ! Quelle torture ! C’était insupportable.
            Aujourd’hui, j’ n’ai pas oublié ces périodes de désarroi. je ne les oublie jamais. Mais je ne peux que me sentir belle, supérieurement belle. C’est bien plus fort que moi. J’y prends un plaisir absolument entier même s’il est agité. Je suis vivante ainsi et pas autrement. Tous ces gens qui m’aiment comme cela me prouvent le bien-fondé de ce sentiment de plénitude princière. Et rares sont ceux qui ne m’apprécient pas. Même ceux-là, de toute manière, je parviens à les apprivoiser avec mes mots d’humour, juste dans la trace de cette route de colère qu’ils tracent jusqu’à moi. Je m’adapte à tout public et gagne. Je suis à la fois surprise et confortée dans mon assurance. A la fin de la soirée, seule dans la voiture, John rentre rarement en même temps que moi, la surprise revient me toucher puis repart. C’est comme une piqure aigüe, critique, insaisissable. C’est un instant mais je le crains tous les soirs car je vois trop clair cette seconde-là.

            Et puis, il y a Danny. Elle a dix-huit mois. Elle est petite. Elle est toute petite. Elle est trop petite. Tout le monde me rabâche que « ô comme elle est belle ! C’est un beau bébé ! », Et j’en passe. Moi, je ne peux pas m’émerveiller devant elle. Je ne peux pas faire tout ce qu’on attend de moi, faire tourner mon monde autour d’elle. Je ne peux pas. Je mourrais d’ennui. J’ai peur qu’on m’accuse de ne pas aimer ma fille. Mais c’est faux. Je l’aime très fort, comme j’ai aimé Jackie et d’autres adorables bébés. Je devrais l’aimer plus et autrement. J’essaye de la protéger mais je ne suis pas douée pour cela. Je n’aime toujours pas ce qui est parfaitement sans danger. Je m’ennuie. Je ne ressens plus aucun désir de rien s’il n’y a aucun danger. Je suis vide d’envie. Mais un bébé doit se sentir en sécurité lui. Et je ne sais ni ne veux faire ça. J’avais envie d’avoir un enfant mais je me suis trompée. C’était jouer à être responsable qui m’amusait. Jouer et être responsable ne m’intéressent pas, en vrai. Et je devrais pourtant. John s’est inquiété. Encore. Il m’a demandé si tout se passait bien, si je ne sais plus quoi. Et je sentais qu’il m’interrogeait sur mon affection pour la petite. Ca m’a heurtée mais la question était justifiée. Et j’ai fait, comme je fais depuis un an et demi, semblant d’être la plus heureuse des mères. Je mens, je n’arrête plus de mentir, moi qui mettais un point d’honneur à être franche et libre du regard des autres mécontents. Mais ici, cela n’est pas possible. Je n’existe que parce que je suis regardée, je ne peux plus m’en passer. j’en ai oublié comment je faisais là-bas avant. Comment je parvenais à être quelque chose sans tous ces regards qui m’animent. C’est une autre vie que j’ai déjà oubliée. Quand j’y retourne là-bas, je n’aime pas y retourner, je ne reconnais plus rien. Je ne suis plus chez moi. Et moi-même, je m’évapore confrontée à ce que je ne suis plus. Seule Jackie m’est de quelque secours. Elle reste tout à fait égale à elle-même, riante et aimante. Elle n’est pas idiote, elle a bien senti la différence. Mais j’ai l’impression qu’elle s’en fiche. Elle est la seule à avoir accès au noyau immuable qui nous habite tous. Elle sait y faire avec les autres. C’est une gamine formidable. Quand je retourne là-bas, il y a une condition. C’est que Jackie soit là. Elle n’a que dix-neuf ans. Elle n’en est jamais partie. Elle a de l’énergie à revendre et elle se promène dans la région avec des amis de temps en temps. Si elle est sur les routes, dans un de ses périples, j’attends son retour et d’être prévenue par elle de sa présence au foyer familial. Jackie et moi avons eu une conversation à ce sujet il y a un an à peu près. C’est elle qui en a pris l’initiative :
« Explique-moi Anna. Je ne comprends pas. Quand tu vivais ici, avec nous, nous n’étions pas si proches toi et moi. Nous discutions peu toutes les deux, tu me faisais peur, je l’avoue. Je craignais toujours tes sarcasmes et que tu réussisses une fois de plus à me faire pleurer. Je me méfiais de toi et je crois que je t’étais indifférente. Non ?
-          Je ne savais pas que je te faisais cet effet-là ! Pardonne-moi. mais tu as raison, j’étais peu attentive à l’époque. je ne pensais qu’à rire et à faire rire. Aujourd’hui, tout a changé Jackie. Je suis malheureuse. »
J’étouffai un sanglot. Jackie m’enveloppa tendrement. De toutes les sœurs, elle était de loin la plus tendre. Je ne lui aurais jamais demandé ce geste et elle le savait. Elle avait l’habitude de lire entre les lignes de ma fierté.
-          Que se passe-t-il Anna ? John est-il incorrect avec toi ? te fait-il du mal ?
-          Non, ce n’est pas ça.
-          Danny va bien ? Elle a l’air en forme n’est-ce pas ?
-          Je ne sais pas si elle est en forme, franchement. Je n’arrive pas à m’occuper d’elle. Je n’arrive pas à être sa mère. Je l’aime comme un enfant, pas comme le mien. J’ai détesté être enceinte. L’accouchement a été un calvaire. Je peux à peine en parler tant cela fut pénible. Et maintenant que le plus douloureux est passé, j’ai plus mal que jamais. J’en veux à cette enfant, je ne sais pas pourquoi. Elle n’est pas ce que j’attendais. Je me sens prisonnière d’elle et de ses exigences. Tout le monde me dit combien j’ai de la chance d’avoir un enfant aussi facile à élever. Je trouve que rien n’est facile. Elle a toujours besoin de moi et je ne rêve que de m’enfuir loin d’elle. Danny est intelligente, elle l’a perçu. Elle est devenue plus méfiante, plus stratégique. Elle fait tout pour me piéger on dirait. Alors, en forme, je ne sais pas. je ne fais rien pour la rendre heureuse, je n’en ai d’ailleurs pas envie puisqu’elle me rend malheureuse. et cela ne fait que nourrir mon désespoir.
-          J’imagine que tu n’en as parlé à personne.
-          Non, personne. Surtout pas à John. mais il a beau être accaparé par son travail, il se rend bien compte que cela ne tourne pas rond. Il est gentil et attentif quand il est là. Je sais que je ne peux pas lui en demander plus. Je le sens. Je vois qu’il m’aime vraiment. toutes les femmes ne peuvent pas en dire autant. Les enfants, on ne peut pas ne pas en vouloir. j’en voulais vraiment. Mais pas comme ça. Et pas elle… Ca te choque ?
-          Bien sûr un peu Anna. Mais tu n’es sûrement pas la seule et tu as l’intelligence de te confier. Au moins ça, tu n’en voudras pas à Danny. Je ne sais pas quoi te dire. Je n’ai pas encore toute cette expérience. Je sais que tu ne voudras en parler à personne d’autre, ici ou ailleurs. je ne peux pas faire plus que t’écouter.

Je ne dis plus rien et je pleurai en silence.
Je parlai à Jackie des fêtes et de leur faste pour changer de sujet. Je m’émerveillais de mes explications. Mais je ne dis pas le principal. Je ne dis pas que jamais je ne m’autorise à tomber le masque parce que j’aime mon masque, je vis à travers lui et lui seul. Démasquée, je ne suis plus rien.

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