vendredi 13 février 2015

Le petit génie trébuche

L’enfance était bel et bien terminée. Le livre était refermé. Il n’était plus question pour lui d’y revenir.  Un certain soulagement l’enveloppa le jour où il s’en rendit compte. Il allait enfin pouvoir être entendu, écouté et cesser de se taire face à des adultes pour la plupart bien limités. Il avait eu et pris le temps d’analyser la manière de chacun de se représenter le monde et de le comprendre et l’exprimer. Il savait qu’il en avait saisi davantage que tous ceux qui l’entouraient, excepté peut-être Père avec lequel il était en terrain familier. Mais c’était bien le seul et l’unique.
Et maintenant, il était mort.
Il était toujours le plus rapide. Il avait appris à écouter poliment, parfois intrigué, souvent avec mépris parce qu’il voyait les autres barboter dans cette nullité des sphères de l’évidence qui ne l’intéressaient plus depuis l’âge de cinq ans. Père lui avait bien inculqué de ne pas profiter de son talent. Quelques semaines avant de succomber, il avait demandé à lui parler, seul à seul. Cela n’avait rien d’extraordinaire. Ils s’entretenaient souvent tous les deux ; uniquement tous les deux, privilège de l’aîné sans doute. Ou rencontre de deux être très semblables. Un peu des deux sans doute. La jalousie de son frère ne l’atteignait pas réellement. Il était désolé que son père ne sache pas porter la même attention à ses deux fils mais non seulement, il n’y pouvait rien, en outre, il en bénéficiait largement. Pour être honnête, il n’aurait pas voulu que cela change. Il était nourri par son père, par cette complicité et cette intelligence immédiate entre eux. Ils étaient tous les deux silencieux d’ordinaire mais ils pouvaient échanger des heures durant dans le bureau profond, officiellement réservé à l’élite. Il sentait la tension qui l’habitait presque continuellement s’apaiser. Il libérait les cellules de son cerveau douloureusement comprimées depuis leur dernière entrevue. Il débridait enfin son système et il sentait la matière en fusion sous son crâne fébrile de contentement. La détente gagnait son corps d’adolescent dégingandé. Il était enfin à l’aise, souple et à sa place. Il se sentait toujours trop grand et trop performant, sauf dans ces moments-là où il se déployait dans tout son véritable être. Son père pouvait le contenir, le laisser s’exprimer et l’empêcher de s’évaporer avec ses idées dans un univers trop éthéré. Son père le maintenait dans la famille, dans le monde des humains chauds. Aujourd’hui, il ne cernait sans doute pas l’incomparable trésor que cela représentait. Il pressentait que la place qu’avait prise son père était essentielle pour le présent et l’avenir. Mais cela restait inidentifiable pour le moment. Confiant envers l’homme qui lui avait tout appris, c’est en tout cas ce qu’il avait envie de penser, il se faisait une règle de vie de suivre ses préceptes et de ne pas suivre aveuglément son immense désir de n’être qu’un esprit. C’était encore un effort pour lui que de combattre ce penchant. Il rêvait de journées passées à l’Ecole puis à la bibliothèque, seul et clame, sans conversations inutiles et attristantes. Il trouvait sa joie de vivre dans ses longs échanges avec lui-même, raisonnant sans fin, affinant toujours les liens et la logique. C’était sa joie de vivre mais il savait, il avait appris qu’il pouvait s’y perdre. Malheureusement. Il ne s’attardait pas pourtant sur ce problème qui, de fait, n’en était plus un. Il ne supportait pas, rien moins que de s’apitoyer et de stagner face à une même idée sans parvenir à la faire sienne et à la contourner ou la traverser. Cela pouvait le mettre hors de lui, cette immobilité, ce temps perdu. C’était insupportable. Quel que fut l’effort à fournir, il s’y attelait. Cela lui était égal, il disposait de l’énergie nécessaire. Il la trouvait quoi qu’il arrive. Tout pour éviter cet attentisme absurde. Il sentait bien qu’on l’admirait pour cela. En réalité, cela n’était pas digne de tout ce respect. C’était au contraire sa fragilité, son besoin vital, qu’il n’interrogeait même pas. Mais, comme souvent, les humains faisaient référence à leurs propres difficultés et oubliaient que chaque personne implique un contexte individuel qui exige une réorganisation du système de valeurs. Il ne se plaignait pas de cette admiration. Cela le flattait bien entendu. Cela créait aussi une distance convenable avec les autres. Ces derniers ne s’approchaient donc pas de trop près et il pouvait se mouvoir librement dans son monde. Il se souvenait parfaitement du jour où il avait été reçu au baccalauréat. Il était jeune ; très jeune, il en avait bien conscience : quatorze ans. Ses professeurs étaient fiers de lui mais certainement pas surpris. Les autres adultes avaient affiché, sans exception, un air un peu idiot. Tout le monde savait qu’il était doué mais une preuve aussi concrète chamboulait les esprits. La réalité infrangible de sa supériorité intellectuelle les avait ébahis. Il avait senti, à cette occasion, l’écart prudent qui s’était instauré entre eux. Cela l’avait incroyablement rassuré, non sur sa propre valeur mais pour le futur et la tranquillité à laquelle il pourrait prétendre dorénavant.
Seule sa mère n’avait pas réellement changé d’attitude, ni ce jour-là, ni plus tard. Elle semblait satisfaite mais, elle le lui avait déjà fait savoir, la valeur d’un homme comptait bien davantage que la seule intelligence. Elle l’avait prévenu qu’il ne s’en sortirait pas toujours avec cette unique qualité. Et cela ne faisait pas de lui un homme meilleur. Il avait été vexé et humilié même. Mais elle reprenait le flambeau de son père pour lui faire garder les pieds sur terre, parmi ses congénères. Il savait au fond qu’elle avait raison et qu’elle le protégeait d’une tentation fatale. La mère lui imposait de se rendre avec toute la famille à la messe, le dimanche et les jours de fête. Il avait pensé y échapper après la mort de son père. Mais la Loi ne s’était pas éteinte avec lui. Finalement, c’était mieux ainsi. Il était prêt à avoir raison contre tous mais pas à être son propre maître. Pas encore. Il avait été apaisé par cette obligation dominicale. Il retrouvait des sensations d’enfant, libre et l’âme en paix. Il laissait divaguer son esprit, relâchant pour un moment la tension du raisonnement cartésien qui structurait et animait son quotidien, dans sa rectitude mais aussi dans sa loyauté et son intégrité revigorante. Il se tenait debout grâce à tout cela, il était droit et il avançait régulièrement et efficacement. Cela ne l’empêchait pas de se détendre, quand il en avait besoin, ce qui en réalité, s’avérait bien rare. Il avait lui-même le sentiment d’être inépuisable. L’effort était donc incessant pour ne pas s’imaginer béni des dieux. Il se constatait différent, plus résistant, plus performant, plus véloce. La conclusion ne s’imposait pas avec évidence puisqu’il entendait : « cela ne fait pas de toi un homme meilleur. » Il avait retrouvé dans cette phrase sentencieuse de sa mère quelque chose de cartésien, à bien y réfléchir. Et une fois la vexation évacuée, il avait fait sien ce principe qui s’était intégré à sa philosophie. Il avait ainsi une assise morale à son choix de vie et il en était au final heureux. Cela lui avait aussi permis de ne pas se laisser tenter par les affres de la souffrance du génie. Il avait bien conscience de la proximité parfois inquiétante des questions existentielles vers lesquelles son intellect au travail le conduisait irrésistiblement. Il avait choisi de les accueillir sans y répondre et sans céder à leur pouvoir paniquant. Il n’était pas envisageable de devenir un de ces hommes torturés et inopérants, de se poser toute la vie des questions sans réponse autre que l’abîme de l’ignorance humaine, la désespérante et inéluctable ignorance. Il avait pris pour argent comptant cette question, elle faisait partie de l’équation et il ne gonflait pas son importance davantage que nécessaire. Un élément parmi d’autres à ne pas surévaluer et à ne pas ignorer pour autant. Une composante de l’équation. Toutes ce schoses auxquelles il pensait, il n’en parlait pas. Personne ne savait ce qu’il imaginait, ce qui se construisait dans sa tête. Car il échafaudait plus qu’une philosophie. Il voyait l’avenir, les constructions et les innovations des villes, les cités futures. Et il en serait un des instigateurs. Il restait calme à cette idée car il considérait que c’était là sa place dans le monde, l’utilité de sa vie.
            Il avait seize ans, il était déjà plus qu’avancé dans la vie et pourtant, une chose le terrifiait : il allait devoir aussi bâtir une famille. Il ne pourrait continuer ainsi libre, jouir délicieusement de ses théories. Il devrait un jour accepter de s’accoupler, de parler avec une femme, de la séduire, d’être patient. Cela l’ennuyait profondément et l’attristait aussi, de devoir consacrer de son temps précieux à cette chasse primitive. Mais il en allait de la sorte à ce jour. Et Mère ne démordrait pas de cette exigence d’une vie normale pour son fils. il y avait bien le deuxième fils à qui elle aurait pu confier la mission d’être parfait. Mais il n’était pas bon à grand-chose, comme tout le monde le savait. Dans le doute, mieux valait qu’elle assure ses arrières en le menant lui, vers une existence totalement réussie. Il serait sa fierté, celui qui aurait tout gagné. Ca ne lui déplaisait pas tant que ça mais il était incapable d’imaginer et prévoir les années à venir sous cet angle-là. Il atteignait là une limite.
            Il pensait à tous ceux qui l’avaient précédé sur le chemin du génie, tous ces hommes qui avaient tout donné pour faire avancer le monde. Une vie parfaite. Jusqu’à présent, les règles imposées par la famille l’avaient servi. Il n’était pas certain que cela se poursuivrait. Il devrait la vie durant se soumettre à ce conflit d’intérêts. Il savait déjà qu’il n’abandonnerait ni l’un ni l’autre, qu’il ne serait un lâche en aucune matière. Que cela lui coûterait temps et énergie et qu’il en serait sans doute moins aimé et moins admiré. Il ne pourrait se consacrer réellement à rien. Dans quelque temps, il sera face à la mesquine obligation de jonglage sans rire. C’était bien ainsi que lui apparaissait l’accumulation d’injonctions, un cirque de clowns blancs, forcés à manier, lancer, faire voltiger les quilles et boules qui finissent toujours par s’écraser. Ecrasement absurde et révoltant. Lui ne serait jamais des écrasés. A terre. Il se l’était juré chaque jour que Dieu avait fait depuis qu’il savait qui il était.
Mais, cette inébranlable conviction commençait à faiblir et à faire souffler une part de lui-même. Sa fierté n’avait plus le dernier mot en tout point. Elle n’était plus absolue. Il ne s’en irait pas vers une quelconque démocratie. Mais la domination sans failles, sans bulles et sans plis s’effritait. Un niveau s’était déjà écroulé. La première enjambée, flexion qui brûle l’esprit, était accomplie. L’enjambée bancale de la marche qu’on n’avait pas vue. Lui, il l’avait vue et reconnue mais pas admise. Même au moment du mouvement. L’esprit et le corps s’étaient livrés à une lutte acharnée qui avait effacé tout amortissement. La marche avait été écrasée du haut de tout son mépris, sans aucune indulgence, tiré par la nécessité. Rien d’autre, ni de plus subtile ni de plus tragique que la nécessité. C’était elle qui avait gagné la partie. Bien que les pensées aient résisté.
Elles sont parfois puissantes, sublimes, émouvantes et terriblement inutiles.
Quoi qu’il en fût, la marche se passa, branlante. Il prendrait sa revanche. L’humiliation infligée par la contingence humaine aurait sa réponse.

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