lundi 2 février 2015

Père et fils

Les enfants de la guerre le dérangent. Il n’a pas pu être leur grand seigneur. Il peut rire de lui-même. Un grand seigneur, ce ne sera jamais lui. Il est bien trop frileux pour cela. Mais il estime et se le tient pour juste que chacun doit savoir demeurer à sa place. Il n’a pas une place de régnant. Ainsi va le monde. Il s’y est résolu depuis des lustres maintenant. Cela empêche de rêver. Trop rêver. On rêve toujours trop. L’aïeule a bien pris soin, durant toutes ces années, de lui inculquer ce réalisme. Ce pragmatisme peut-être. Cela lui a, comme elle l’avait prédit, évité bien des déceptions. Désillusions et toute la ribambelle de chutes profondes qui punissent les rêveurs. Il éprouve un certain mépris pour cette classe de gens qui n’a pas le courage d’affronter le réel. Qui laisse aux soi-disant pauvres gens ce travail ardu et ingrat. Ce sont les lâches tous les rêveurs. Et ce sont eux qui se croient supérieurs. Lorsqu’il entrevoit dans un regard cette suffisance de ceux qui délaissent la terre ferme, il pourrait perdre son sang-froid. Il pourrait pousser loin la souffrance infligée. Il ne supporte rien moins que ceux qui ne savent ou ne veulent demeurer à leur place. On ne devient pas un grand. On ne devient pas seigneur. Il ne croira jamais à ces destins de réussite à la force de l’ambition. Il ne croit pas à l’ambition. Il croit à l’hybris humain, à son aveuglement et à la couardise. Et malgré tout, ce qu’il ne comprend toujours pas, ce sont ces usurpateurs, ces indésirables, qui gagnent et qui attrapent une place si loin de celle où ils sont nés et qui, meurent sur leurs deux oreilles ! Voilà ce qu’aujourd’hui, il ne peut accepter. Peut-être n’est-il pas né pour ce siècle. Jean, son cousin, le seul auquel il ait réellement confié cette colère, rit de lui et le traite de réactionnaire. Il se fiche de cette insulte. Il est contre la révolution.
Il ne parle jamais de tout cela. Il sait que ses contemporains aiment l’espoir de l’ascension et de l’égalité sociales.  Il les trouve sacrément naïfs. Il sait que cela n’apporte que des ennuis. Il sait aussi que Dieu et l’Eglise cultivent l’humilité et la grandeur d’âme dans le dénuement.
 Une chose le chagrine tout de même d’ailleurs. Jésus-Christ, le plus grand des ambitieux. Oui, fils de Dieu mais, en tant qu’homme, avait-il le droit de bouleverser le monde ainsi ? De créer une telle pagaille ?
Bien sûr, ce ne fut pas un homme comme les autres. Il n’est pas idiot, il le garde à l’esprit. Mais quelque chose lui échappe dans l’idée du Fils de Dieu fondateur du Christianisme. Pourquoi Dieu ne s’en est-il pas chargé lui-même ? Pourquoi faire intervenir le Fils ? Il est contre les Fils. Ils ne savent pas y faire. Et ils jouissent démesurément de leur position. Le Père n’a plus rien à prouver, c’est un sage. Surtout s’il s’agit de Dieu, Oh ! il se perd dans les détours de sa pensée. Il sait qu’il ne devrait pas raisonner comme cela, que ce n’est pas la même chose qu’un père et un fils n’importe lesquels. Mais il est pris par son envie d’en découdre. Il se met hors de lui sur ce sujet. Sans jamais rien en laisser paraître. Et c’est encore plus agaçant. Et il devient exécrable ; Et il ne devrait pas penser au Père et au Fils. C’est un mauvais sujet pour lui. N’empêche tout de même, que Jésus n’aurait pas dû aller aussi loin. Il est impossible que Dieu lui ai demandé cela. Un Père n’est pas aussi imbu de sa personne. Il n’aurait pas dû être un agitateur. Rien, et surtout pas Dieu, n’autorise cette position.
Ses coreligionnaires ne paraissent pas gênés par ce petit prétentieux. Qu’ils se réveillent ! Il ne faut pas l’admirer tant. Il a fait semblant de tendre sa joue quand on lui a claqué la première. Ce sont des manières de fat. Tout pour être regardé. Pouah ! les gens qui veulent qu’on les regarde ! Jésus est à ses yeux, entre autres, un petit prétentieux. Voilà tout. A son époque, lui sait qu’il serait resté juif. Il n’aurait rien lâché à ces illuminés se prenant pour plus élus que d’autres. Il aurait défendu bec et ongles la belle tradition juive, la lourde et douloureuse histoire de son peuple. Il n’aurait pas écouté ce prédicateur vindicatif, ce coq et sa cour d’hommes de main. Il l’aurait combattu jusqu’à la mort s’il l’avait fallu. Pour le respect et l’ordre des choses et des hommes. Il serait prêt à tout. Sans joie, sans espoir de gloire. En voilà une facilité de rêveur !
Avec la sœur ; il a pu s’enflammer une ou deux fois, alors qu’ils étaient encore jeunes. Elle aussi, elle a ri. Il la connaît si bien ! Il sait qu’elle rit de tout. Elle rit mais elle ne se moque pas. la malveillance lui est étrangère. Pas celle des autres. La sienne. Il peut l’entendre rire sans s’en offenser. Bien sûr, il trouve que parfois c’est un peu lassant. Mais elle est aussi une courageuse et il admire sa foi. Elle a ri puis elle a essayé de lui faire entendre l’autre côté de la médaille. Elle n’a pas dit qu’il avait tort. Elle lui a peint Jésus avec tout l’amour qu’elle lui porte. Il a écouté. Il s’est renfrogné comme toujours lorsqu’il réfléchit sec. Mais rien ne s’est ouvert dans sa tête ni autre part. Il a trouvé cette mascarade encore plus ridicule qu’avant. Il aime le Père et non le Fils. Il se soumet aux règles et rituels de son Eglise. Mais il ne peut aimer le deuxième. C’est bien plus fort que lui. Il sait qu’il ne devrait pas tant argumenter. Que la foi c’est bien autre chose. Il le sait parfaitement puisqu’il aime Dieu sans rien y comprendre. Mais le Fils le débecte.
A ses enfants ; il cache bien sûr ses sentiments. Ils ne doivent pas savoir. Jamais savoir. C’est une pensée intime. Chacune de ses pensées est intime. Il ne doit aps les partager. Il en laisse sortir le minimum, le nécessaire pour se faire entendre, écouter, obéir. Toutes ses pensées ou presque demeurent en lui. Elles sont à leur place à l’intérieur. Pas autre part. Il sait que cela heurte plus d’un de ses proches. Méline en pleure. Méline se sent seule à ses côtés. Elle est fragile. Il ne dit rien. Mais il n’est pas dupe. Elle pleure son silence. Elle aimerait l’entendre se plaindre, se mettre en colère, ironiser… Elle peut rire quand elle n’est pas trop mal. Elle aime rire quand elle n’est pas trop mal. Mais il ne concèdera rien là-dessus. Il ne dirait pas que ce n’est pas en son pouvoir. Au contraire, c’est bien là son pouvoir. Et sa volonté est une véritable puissance en laquelle il a grande confiance. Sa volonté et celle de ceux qui lui ressemblent.
Les enfants de la guerre, il ne les a pas façonnés. Ils lui glissent dans les doigts. Ils sont les enfants de leur mère. Surtout le fils, qui ne devrait pas être. La guerre aurait été plus simple sans lui. Il lui a causé bien du souci. Sans compter la deuxième qui vient s’y rajouter au beau milieu des conflits. Il n’y est pas pour rien. Mais un enfant, ça veut venir ou pas. Elle aussi, Méline, aurait sans doute pu l’empêcher. Il sait qu’il est injuste. Mais ces erreurs le mettent trop en colère. On ne fait pas d’enfant pendant la guerre. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Et si ! puisqu’il faut remplacer les pères morts au front ! Eh non ! puisque les fils ne seront jamais les pères ! Bref, il ne peut pas s’entendre avec la pensée générale.
En vérité, il ne se sent pas à l’aise. Il se sent responsable d’une chose qui bouleverse la bonne éducation. Ces enfants-là seront des faibles. Ils seront des geignards. Ils chouineront dans les jupes de leur mère jusqu’à quarante-cinq ans. Ils seront même peut-être des rêveurs. Et ça il ne l’admettra pas. Il ne sera pas le digne père de tels individus. Le premier enfant de la guerre est déjà dans les nuages. Il est à moitié là quand on l’appelle. Il oublie. Il dessine. Il aime sa mère de toutes ses forces. Son père ignore quand il en fera un bon soldat. Pour l’instant, pas de fils qui tienne.

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