dimanche 19 janvier 2014

Derrière, des mots


     Un mot plus ferme que les autres se hausse en tête de troupe. C'est un leader. C'est le leader du jour. Demain, les premiers seront les derniers. Tout sera recommencé. Et chacun le sait. Aujourd'hui Débonnaire prend le pas. Demain Emulsion sera reine. 
Nul ne trouve cela injuste. Chacun son tour. Et si l'un d'eux prend goût au pouvoir, on lui fait croire qu'il est très fort et lui-même finalement se lasse d'être tout seul vrombissant en tête. Il se retrouve bien loin des autres. Et aucun mot n'aime ça. Aucun n'appréciera jamais la solitude. Elle les achève en un tournemain. Ils sont lucides, ils le savent depuis toujours. Depuis le début de leur immense vie. Ce sont des animaux sociaux. La plupart l'admettent. Il y a des rébellions. De la part es plus jeunes et des vieux bougons qu'on a relégués en arrière plan. Ils sont passés de mode, le monde va trop vite pour eux. Ils ne peuvent plus suivre. Et ils ne s'accordent plus avec aucun. On ne les jette pas, loin de la ! Et puis, il y a toujours de drôles d'humains pour s'y intéresser. Ils sont entre vieux barbus érudits. Ils s'en vont promener autour du lac, bras dessus bras dessous. 
Vous vous demandez sans doute, mais qu'en est-il de l'opinion des mots sur leurs compères les hommes ? Voilà une bien vaste question. Chien et chat, je t'aime je te hais. Tout le monde le sait et en tient compte. On a tendance à faire tout un foin de nos relations. C'est la famille, en somme. Rien de plus compliqué. Il n'y a rien de plus compliqué, je vous l'accorde. Bref, je ne veux pas m'emmêler les pinceaux. Qui je suis moi ? Le porte-parole bien sûr ! Enfin, ce n'est pas bien sorcier tout de même ! Qu'on ne comprenne pas qui sont les hommes tout de suite, c'est bien leur jeu. Mais nous les mots, il n'y a qu'à nous lire. On ne se cache pas chez nous. Nous nous présentons tels quels sans fard. Ou alors c'est très louche et il faut sévir. Alors je m'en charge, je siffle mon homologue humain et roulez jeunesse ! Vous ne le connaissez pas ce négociateur en mots ? Vous êtes bien ignorant mon cher ! Vous êtes amusants les hommes. Vous ne vous ne connaissez pas entre vous. Ce serait impensable ici. Enfin, vous imaginez bien. La différence entre vous et nous réside surtout dans votre capacité à croire et faire comme si vous pouviez vivre sans vos congénères. De notre point de vue, c'est plutôt risible. Jusqu'au moment où apparaissent les oiseaux de mauvais augure. Je ne les nommerai pas, nous ne les nommons jamais. Plus ils sont dits, plus ils existent. Et nous nous efforçons de les isoler. Leurs seuls alliés un peu pervers, je vous l'avoue, sont Ne et Pas. Bien sûr, ils peuvent s'acoquiner avec eux, leur pouvoir est énorme. Ils ne se laisseront jamais dominer. Je vous l'ai déjà dit, un mot ne survivrait pas seul, aucun mot, pas même le pire des salauds. Et même celui-là ne l'ignore pas. 
Je vous parlais de mon statut de porte-parole. Je suis l'ambassadeur, comme vous diriez chez vous. L'art de la négociation n'a pas de secret pour moi. Il y en a des corsés ! Moi, ceux que je déteste le plus sont les obsédés des jolis mots. Ça ne veut plus rien dire et nous avons l'air stupide. Ils nous prennent pour de vulgaires objets sans âme. C'est dégradant. Bien entendu, je ne parle pas des vrais artistes. Eux, ils s'adressent aux mots justes et ils nous respectent, même s'ils attendent de nous d'être beaux. Ce n'est pas désagréable de se parer de temps en temps. Pas tous les jours mais ponctuellement, une petite virée à l'opéra, je ne dis pas non. Moi, je n y suis pas convié en général mais j'en profite aussi, comme nous tous. Il y a toujours un chemin par lequel nous nous trouvons relié à celui ou ceux qui jouissent du spectacle. Ça nous vibre presque en même temps. Il y a un petit temps de décalage, comme lorsqu'on téléphone à l'autre bout du monde. 
Voilà, que dire de plus...? Pardon ? Est-ce que je voudrais que les choses changent ? Eh bien, c'est une question intéressante et qui nous divisent vous et nous. Nous n'avons pas le mme couleur d'un bout à l'autre du jour. Nous nous transformons à vue d'œil et sans cesse. Alors, je ne voudrais pas que les choses changent plus. Et encore, le rythme s'accélère depuis quelques décennies. Ce n'est pas sans nous déplaire. C'est assez excitant. Et puis, nous sentons que nous avons de la valeur, que nous sommes l'intérêt d'un vrai débat. Nous le sommes toujours plus ou moins. Cela ne nous rend pas prétentieux pour autant. Nous sommes comme les petits génies qui aimeraient mieux être comme les autres. L'existence n'est pas simple. Mais nous sommes importants et cela aide à tenir. Il y a toujours des gens que nous indifférons. Et tant mieux, sinon nous ne pourrions pas dormir. Mais, dans l'ensemble, on s'occupe beaucoup de nous. On nous use, parce qu'on nous aime, parce qu'on est très pratique, parce qu'on est nécessaire, parce qu'on est robuste. On nous répète, nous tourneboulons parfois pendant des heures. Mais c'est une passe, il fait prendre son mal en patience, cela passe toujours et assez vite finalement. Et oui, si vraiment un de nous est à bout, un autre prend le relais. Nous nous arrangeons. Vous avez l'habitude n'est-ce pas ? On nous chouchoute aussi, à l'université. On nous habille, décoré, explore. Il faut accepter de poser nu. Mais il y a un contrat bien précis pour cela donc tout se passe bien. Et puis, ces gens de l'université, ils touchent avec les yeux. Ils sont très corrects. Et non, pas bien marrants. Mais on ne peut pas tout exiger. Si on s'ennuie, on sait où se rendre, n'est-ce pas ? Non ? Eh bien, mon vieux ! Les cours d'école enfin. Là, ça détonne. Ça fait du bien de temps à autre. Un petit coup de jeune. Même les vieux se prennent au jeu parfois. Et ils s'en sortent aussi bien que d'autres. C'est ça notre univers. Un équilibre en mouvement.

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