jeudi 2 janvier 2014

Chapitre 1 : l'enfant princesse (2)

Je me réveille, guillerette, à mon habitude. Il fait encore noir dehors, il est tôt. Je suis toujours la première levée de toute façon. J’aime ça, être la première sur le pont, la première à ouvrir le monde chaque matin. On lui a bien dit de rester tranquille et d’attendre que du bruit se fasse entendre en bas, sous sa chambre. D’autant plus qu’elle risque de réveiller ses sœurs. Elle est grande, elle doit faire attention. Tous ces conseils, ordres maquillés pour m’amadouer n’ont aucune prise sur moi. Ils glissent, comme toujours. Mes interlocuteurs me connaissent suffisamment pour savoir qu’il faut ou s’armer de patience (peu efficace !) ou prendre des chemins détournés pour m’atteindre. J’aime à penser que je suis comme une montagne au-dessus des nuages. C’est souvent peine perdue pour les adultes mais ils ont le devoir d’essayer, c’est de bonne guerre. Je leur échappe, à un moment ou à un autre.
Je me lève donc sur la pointe des pieds et sourire aux lèvres, je descends les marches grinçantes de la grande maison. Eté comme hiver, j’entreprends de me vêtir de mon manteau, de mes chaussures, rangés à côté de tous les autres dans l’entrée. Le tout est de ne pas se tromper dans l’obscurité. Il m’est arrivé de me retrouver coincée dans les souliers d’une autre fille, devant recroqueviller les orteils pour pouvoir marcher et ne pas faire trop de dégâts. Là, j’aurais été sévèrement punie et je le savais. On ne peut pas se permettre de racheter des vêtements sous prétexte que madame a son escapade matinale à accomplir. Je me prémunis donc de ces conséquences fâcheuses et tâte consciencieusement chaque chaussure avant de se saisir les miennes, sûre de moi. J’ouvre et referme la porte de service par laquelle je passe toujours, délicatement. Comme un voleur, c’est grisant. Je m’enfuis. Je n’ai que sept ans mais je me sens déjà une grande quand je me retrouve seule, sans surveillance au milieu de l’immense jardin. Et pas une grande comme le disent les adultes pour vous faire avaler la pilule. Je commence mon tour, systématiquement suivant un itinéraire différent, pour que ce soit l’aventure à chaque fois, pour prendre le risque de me perdre, pour m’évanouir complètement.
Je me laisse envahir par l’odeur des arbres, des herbes. J’ouvre mes poumons aussi grand que je peux pour me nourrir de ce parfum éphémère. Je marche lentement entre les buissons du labyrinthe. Je suis la seule à le connaître. Mon monde à moi et à moi seule, inviolable. Les autres n’ont pas besoin de savoir. Et puis, dasn la grande allée, je me mets à courir aussi vite que je peux. Parfois je perds une chaussure ou même les deux mais cela ne m’arrête pas. Je ne m’en aperçois pas toujours d’ailleurs. Lorsque c’est le cas, il me faut revenirt sur mes pas récupérer les précieux objets. Je déteste revenir sur mes pas, c’est comme céder, se soumettre, abdiquer. Mais je n’ai pas le choix.
            Cette course folle me rend incroyablement heureuse. Tout vole autour de moi, je sais que je cours très vite, vraiment très vite et que personne ne peut me rattraper.

            Elle était la plus forte, la seule à pouvoir, à ce moment précis, changer le monde. Elle savait que la nature lui obéirait. Elle en était la reine, la Reine de Sa Nature et personne n’était en mesure de lui arracher ce royal statut. Elle souriait seule, fière et arrogante, elle jouait à arranguer la foule du bas peuple, elle la belle Reine de ce monde.

            Maman me le dit tous les jours : je suis la plus belle et de loin (elle le dit tout bas, comme une confidence). Je suis faite pour être des plus nobles, je suis des meilleurs. Oui, je calcule et écris moins bien que certains de mes frère et sœurs. Peu m’importe. Je les dépasse, c’est un fait. Je ne m’en vante pas ouvertement mais je ne me prive pas de jouir de ma supériorité cachée mais connue de tous. Secret de polichinelle, je le vois bien, on se retourne sur mon passage. Je réussirai ma vie. C’est mon destin. Mère en parle à ses amies, après la messe, quand tout le monde se sent pur, en prenant le thé parfois (pouah ! vraiment écoeurant ce thé !). Je suis la victoire de ma mère, son trophée même si elle ne chasse pas elle. Je sais que je suis celle qui peut tout réparer par mon succès à venir. Je me montre et j’avoue que j’aime ça. Je peux me le permettre alors pourquoi pas ? S’il y a un problème, Maman ou Papa sont là pour ça. Pourquoi je me priverais ? Et puis je ne suis qu’une enfant.

C’est le plaisir qu’elle visait. Elle vivrait ses rêves et si cela voulait dire en écraser certains sur son chemin, elle était prête. Dotée d’une imagination sans bornes et d’une dose de cruauté.

A vrai dire, j’aime qu’on me regarde, voir qu’en rentrant de mes échappées, la semonce est douce, que Maman feint la colère mais n’est pas du tout convaincante. Quant à Papa, il me chérit beaucoup trop pour faire davantage que de me lancer un regard sévère sans suite dont je fais semblant d’avoir peur. Je me sais chanceuse et bien sûr, le cœur se serre de voir les sœurs malmenées parfois. Mais moi je suis différente, c’est comme ça. Je brille et je ne dois pas gâcher ce don.

            Dimanche, c’est la messe. Ce qu’elle aime le dimanche ! Mettre la belle robe et chacun sur son trente et un, l’atmosphère festive qui gagne le monde. Je suis amoureuse de tout le monde.

Elle se perdait dans ce tourbillon de gaieté, riant et embrassant ses frère et sœurs sans pudeur aucune. Elle était profondément heureuse mais vite, elle sentait monter en elle cette excitation qui toujours la submergeait. Elle n’arrivait donc jamais à demeurer béate sans cet horrible sentiment de noyade intérieure qui l’étouffait tant qu’elle en piétinait.

Quand je sens que je tremble à cause de toute cette fête, j’essaye de cacher ça à Maman mais elle le voit et la désolation se lit sur son visage.

Elle ne voyait plus face à elle une petite princesse au grand avenir, elle voyait snas trop comprendre une simple enfant impatiente et incapable de se contrôler.

Heureusement, cela ne dure pas. Je m’éloigne, aussi pour ne pas regarder Maman, je respire très profondément et je me calme. Je reviens ensuite. Je reste tranquille. Mais ce n’est pas sans efforts, ça sautille dans l’estomac. La marque de cet épisode ne s’efface pas en général, même si cela a été très court.  Je suis comme ouverte à un endroit demon corps et il faut attendre patiemment (ce que je ne suis pas) que ça cicatrise. J’ai honte. Je n’en parle pas. Cela n’arrive pas quand je suis seule. Ce sont les autres qui provoquent ça.

Ce dont elle avait le plus honte sans puvoir l’expliquer, c’est que cette excitation, elle la détestait mais tout au fond, elle l’aimait tellement ! Elle l’attendait cette jouissance d’un instant. Mais jamais elle n’y pensait, il ne fallait pas y penser.

C’est le seul point noir de ma vie. Le seul oui ! Je ne vois rien à redire sur le reste. J’aime toute ma vie et c’est le principal. J’aime Papa et Maman très fort. Je veux leur faire honneur, toujours plus. J’aimerais être parfaite. Pas impossible. J’y réussis déjà pas mal. C’est vrai, je n’aime pas apprendre toutes ces choses inutiles qu’on veut me faire ingurgiter malgré moi mais personne ne m’en tient rigueur donc je continue mes soi-disant progrès, aussitôt perdus.

Elle appréciait la compagnie des ses frère et sœurs, surtout frère. Mais ce qu’elle souhaitait plus que tout, c’était bien de leur faire plaisir à Eux, qu’elle aimait à s’en faire mal au cœur, être leur Princesse.

Une fois revenus de la messe pendant laquelle j’ai eu le temps de reprendre mes esprits et admiré les tenues des femmes de l’assemblée, on se met à table. J’ai prié, oui, pour une chose et une seule : que cette folie ne recommence pas, comme chaque dimanche.
Je mange à la table des enfants bien entendu. Cela m’énerve.

Elle s’en offusquait.

Je suis capable de me tenir au milieu des adultes. L’avantage, c’est que je peux manger comme je veux, même mettre les coudes sur la table.

Mais elle ne s’y autorisait que rarement, les jours où la crise avait été si forte qu’elle gardait en elle une énergie provocatrice à évacuer.

Pendant le déjeuner, je fais rire les autres. J’imite les vieilles du village et cela fonctionne toujours. Auprès des adultes, je fais comme si de rien n’était, habilement. De toute façon, je ne crains pas grand-chose, pas de ceinture pour moi.
Et aussi, je rêve à ce bel après-midi libre qui m’attend. Je vais pouvoir courir, jouer, profiter des fleurs, monter aux arbres, des heures. Voilà ce que j’aime faire dans la vie : vagabonder au milieu de toutes les odeurs d’un jardin ou au cœur d’une forêt dans laquelle je disparaîtrais. Mais alors, adieu la princesse ! Au diable les robes et la dentelle, je vois se profiler des moments parfaits. Cela me suffit, on verra pour la suite.

C’est Maman qui fait la classe. Je n’ai toujours pas bien compris à quoi cela sert véritablement. 

Elle restait parfaitement hermétique à toute abstraction intellectuelle, en toute conscience.

Impalpable = insensé = inutile.

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