jeudi 2 janvier 2014

Chapitre 1 : L'enfant cerveau (4)

           On était dimanche, le jour du Seigneur certes, et surtout le jour où on pouvait réfléchir en paix, où l'on pouvait enfin être seul. Toute la semaine avec les camarades en classe. Heureusement qu'ils étaient forcés de se taire. Lui ne se sentait pas forcé réellement, il aimait cela. Se taire et quitter le monde partagé pour s'évader. Tellement plus intéressant.
            Il y avait la messe. On se préparait. Cela faisait bien longtemps qu'il se réveillait tout seul. Il était toujours prêt avant tout le monde. Ce qu'ils pouvaient être lents tous. Sa mère sous ses airs revêches admirait cette célérité et cette efficacité. Éducation réussie pour elle. Elle ne lui disait évidemment pas et il n'aurait pas voulu l'entendre. L'important restait qu'il se savait lui-même le plus rapide. Cela faisait d'ailleurs plusieurs années qu'il regardait sa mère avec dédain. Et il l'aimait comme on aime sa mère cependant. Elle ne comprenait pas grand-chose. Il avait bien senti à un moment donné qu'elle ne le suivait plus dans les méandres de ses raisonnements. Elle faisait parfois semblant de savoir, d'autres fois, elle lui disait : « ce que tu es compliqué ! C'est beaucoup plus simple comme cela ! ». Mais lui bien sûr qu'il le savait qu'il y avait la simplicité, la clarté, l'explication évidente, la médiocrité en somme. Et il les avait en horreur.


Vous vous êtes trompée Mère ici même. Tu te tais mon petit ! Tu n'as pas l'âge d'avoir raison. Mère, il s'agit d'une erreur, regardez...
Un index vindicatif tendu vers l'étage, semonce silencieuse, impérieuse et noire de colère. Soupir désabusé de l'enfant.

Penchons-nous sur les deux protagonistes de cette saynète familiale.

La mère furibonde serre les dents, écrase ses maxillaires les uns contre les autres. Non, elle ne devient pas chèvre avec ce gamin, elle devient lionne, elle l'étriperait, elle bondirait. Ses muscles de bourgeoise se durcissent aux cuisses, saillent dans ses bras qui sursautent, son bas-ventre s'agite en béance prête à engloutir l'insignifiant puceau qui lui tient tête.
Mais elle est de bonne famille, elle n'est pas une sale gueuse aux doigts noirs. Elle est raide et immobile dans sa robe anthracite. Elle est la femme du professeur.
Elle ne dérogera pas à la règle tacite du savoir-vivre. Il n'y parviendra pas non.
Il lui tourneboule les nerfs effilochés qui se tortillent dans leur gaines qui crissent sous la tension et le frottement. Ils vont peut-être se déchirer en feu et elle ne sera plus la simple lionne qu'elle sent s'étirer puissamment en elle ; elle se dévertèbrera,  elle sera la Méduse poulpeuse et infâme, aspirante et éviscéreuse, elle l'anéantira pour son intolérable hybris.
L'index au haut levé, elle désigne la chambre et le ciel et la foudre et l'épée encore descendue d'un cran au-dessus de la tête du chiard. Elle lui désigne la vengeance et la haine que mitonne l'humiliation. Elle l'avertit, les yeux tirant sur leurs élastiques, hors d'eux, ulcérés.

L'enfant, déjà grand mais un petit, regarde sa mère se décomposer. Ce n'est sans doute pas la première fois, il penche imperceptiblement la tête sur le côté. Elle est trop enragée pour s'en apercevoir mais cela lui donne d'autant plus raison.
Il sait pertinemment qu'il dit vrai et que la mère se trompe.
Il sait pertinemment qu'il ne doit pas dire qu'elle se trompe mais il ne peut plus se retenir encore une fois devant ses inepties.
Il ne bouge pas, il ne la laissera pas vaincre par la bêtise, il la regarde au fond du crâne jusqu'à l'occiput et essaye tant bien que mal d'implanter en elle la graine de la logique. Elle y est résistante. Il reste calme parce qu'il craint le père. Mais il la ligoterait avec ses neurones bouillis, il l'écervèlerai. Il la torturerait jusqu'à ce qu'elle soit acculée à briller, à s'illuminer de la citrouille. Elle frôle le poisson rouge et il la hait d'être si faible, si ostensiblement stupide et détentrice d'une autorité légitime. Le monde en est sali. Espèce de bulot mort ! Tu n'auras pas le dernier mot ! 

Et toute sa vie, c'est lui qui manipulera le dernier mot.
La mère n'est que la première victime d'une longue éradication systématique et sans pitié.


Au début, il avait bien tenté d'emmener sa mère avec lui, même s'il ne l'en croyait pas vraiment capable. Père le disait en riant et il avait finalement raison : « elle n'aime pas réfléchir. Les femmes ont cette paresse de l'intellect que nous ne pouvons pas comprendre. » Il le trouvait dur mais il ne se cachait pas qu'il était dans le vrai. Mère ne saisissait pas et ne cherchait pas à trouver du sens là où cela n'était pas absolument nécessaire. La vie était ce qu'elle était là et il fallait rester correct. C'était sans doute là, le fil directeur de son existence. Il l'aimait, il se le répétait. Depuis quelque temps, il devait bien admettre qu'il éprouvait de grandes difficultés à aimer de tout son cœur, avec cette chaleur qu'il avait connue, cette mère imbécile. Il se l'avouait avec douleur depuis quelques jours seulement, il la méprisait et cela l'empêchait de l'aimer. Son cœur devenait froid. Et il se tournait intérieurement vers son père si subtil et tellement plus intelligent que lui ! Heureusement qu'il était là et mieux que lui. Mais il pensait tout de même à l'après, quand il aurait quinze ou vingt ans et que lui non plus, le père, ne serait plus à la hauteur. Plus de grade-fou. Il devrait en trouver un autre, quelqu'un à côté de qui marcher.
            Ces pensées le mettaient si mal à l'aise ! Mais elles étaient la vérité et il se refusait à avoir la lâcheté de ne pas la regarder en face. Père lui avait ouvert l'horizon sur cette vérité qu'il affectionnait tant désormais.
            C'était donc dimanche. Il y avait la messe. C'était l'occasion pour lui de penser. Tout comme en classe, il fallait faire silence et il se réjouissait de cet impératif, non seulement pour pouvoir laisser vagabonder son esprit là où il avait encore tant à trouver, mais aussi car ce silence respectueux l'apaisait, il lui convenait. Il aimait ce calme d'Eglise, de recueillement. Peut-être qu'il ne se recueillait pas comme les autres mais personne ne devait le savoir. Il remerciait Dieu d'imposer ces instants. Depuis toujours, on s'émerveillait du sérieux de cet enfant. Il serait sans doute prêtre d'ailleurs. Il semblait tant apprécier l'église, les cérémonies, l'harmonie religieuse. Il paraissait même qu'il venait prier après l'école parfois. L'entourage s'émouvait et admirait.  Il sentait bien qu'un malentendu commençait à s'installer et qu'il peinerait à s'en défaire. Mais le moment n'était pas venu de se dévoiler. Qu'on le laisse réfléchir seul et tranquille, voilà qui le comblait.  Le père n'était pas dupe. Alors que chacun s'extasiait devant la piété de l'enfant, il jetait un regard ironique à son fils qui souriait discrètement mais malicieusement. Cette connivence avec le père, ce monde qu'ils partageaient lui étaient les choses les plus précieuses qui soient.
            Le repas achevé, il était toujours dans ses pensées et malgré les injonctions agacées et maternelles, elle savait bien qu'elle n'avait déjà plus prise sur cet enfant, il allait s'enfermer à clef dans sa chambre. Il construisait des villes, il traduisait des textes en allemand qu'il soumettait ensuite à l’œil acéré de Père, il vérifiait qu'il connaissait parfaitement tous les départements français ainsi que les préfectures, les capitales du monde et surtout les noms des plus grands sommets de l'univers. Lui aussi serait un géant et toucherait le ciel. Il s'en sentait capable, il se sentait supérieur et il n'en avait pas honte. Dieu ne semblait pas lui en tenir rigueur. Il ne s'inquiétait pas sur ce plan-là. Il continuait de craindre qu'on l'oblige à jouer avec ses cousins, frère, sœur. Cependant, il jouait de temps à autre avec sa sœur. C'était une future femme mais elle avait cette inégalable qualité de le surprendre. Elle détestait l'école et feignait habilement de faire des efforts. Elle réussissait tout de même à se maintenir en milieu de classe. D'une certaine manière, il n'enviait pas mais il admirait cette nonchalance et cette légèreté d'âme qui n'entravaient pas l'efficacité. Lorsqu'il acceptait qu'ils jouent ensemble, elle avait la manie de détourner les règles mais toujours pour en créer de plus originales. Cela l'irritait mais il se laissait insidieusement séduire par le nouvel ordre du monde, plus complexe, plein d'exceptions et de détours. Cette sœur piquait sa vie de réflexion d'une pointe de burlesque qu'il se mettait au défi de maîtriser. Mais il savait bien que cette grande sœur était imprenable, impalpable, fuyante malgré sa joie de vivre et sa présence comique. Il acceptait cette incompréhension, la seule qui ne le mît pas dans une rage folle sourde et incontrôlable. Peut-être qu'elle serait sa limite quand Père serait dépassé. Elle, il ne l'atteindrait jamais quoi qu'il fasse, aussi puissant et performant qu'il soit. Ils ne jouaient pas dans la même cour.


Quand il pensait, quand il fabriquait son monde, celui dont il serait le chef, plus tard, les heures s’envolaient et la perspective du lundi se profilait bien trop vite. Il devait sortir de son esprit et accepter de partager le repas du soir. Il était toujours de mauvaise humeur. Il ne disait pas un mot et allait se coucher dès que possible, replongeant pendant quelques heures encore, alors qu’on croyait qu’il dormait, dans sa vraie vie.

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