jeudi 2 janvier 2014

Chapitre 1 : L'enfant de rigueur (3)


Tiens-toi bien !
Il fallait se tenir bien, on le savait pourtant. Elles le lui avaient toutes tellement répété. Il fallait se tenir droit comme un i. Ne pas mettre les coudes sur la table, même au petit déjeuner. Il ne fallait pas boire trop vite non plus. On savait le faire maintenant. On aurait bien avalé goulûment son lait mais il n’en était pas question. Cela ne se faisait pas. On était déjà prêt, lavé, habillé en costume du dimanche. Il fallait prendre soin de ne pas froisser la belle chemise et de la boutonner avec exactitude. Elles lui avaient appris. Elles étaient impeccables, dans leur robe noire, pas un fil qui dépassait. C’eût été honteux. Humiliant que de sortir ainsi mal fagotté, un fil rebelle, un bouton échoué. Il fallait faire comme elles. On les regardait et on imitait pour éviter les œillades réprobatrices et dégoûtées qu’on lui aurait jetées.
Il est vrai, le dimanche n’était pas lenjour le plus facile. Mais on ne geignait pas comme une femelette. On devait se tenir. Cela faisait battre son cœur un peu trop vite mais dans un certain sens, on aimait bien devoir être le plus correct. Sans en dire un mot à personne, le plus correct de tous les petits garçons réunis là. On attendait le regard satisfait qu’accorderait la grand-mère. Quand on sentait qu’on perdait la position, qu’on se ratatinait comme un vieux gâteux indigne, on se tournait discrètement vers la grand-mère et on prenait modèle. Elle redonnait du tonus et on se remettait de sa faiblesse passagère. Prêt à dépasser toutes ses limites pour qu’elles soient fières. Soi-même on ne savait pas vraiment ce qu’on ressentait sinon la sensation d’être quelqu’un, d’être l’homme. On était le seul et l’unique. On avait à prouver qu’on était spécial. Pour cela, sans jamais rien en dire, la grand-mère, tout comme pour la posture lui servait d’ultime référence. Elle était le miroir dans lequel on se regardait et auquel on se mesurait soi et sa valeur. Elle parlait peu, se contentait généralement d’émettre un jugement sans appel d’un oui ou d’un non catégorique que personne ne s’avisait de questionner. On aimait tellement cette précision. On en avait retiré le désir de toujours susciter l’approbation, gage de perfection de cette reine aïeule qu’il vénérait. C’est vrai, le plus souvent, elle le corrigeait et lançait des regards noirs mais, même s’il était pris d’une vive rougeur un instant, ce regard le projetait dans l’arène et il se tenait prêt à combattre la moindre erreur, le moindre défaut, sans pitié, sans concession. On se sentait vivant et on savait qu’on n’était pas seul. On avait quelque chose à gagner et la vie ne pouvait pas rester morne ou ennuyeuse. Tout était à perfectionner, tout l’occupait. On se souciait de tout. Parfois, ce foisonnement inquiétait. On se rendait bien compte qu’on ne parviendrait jamais à tout lisser. Et on entrevoyait avec horreur le chaos qui se cachait derrière toute chose et contre lequel il était vain de se lutter. On chassait rageusement cette pensée qui aurait profondément déplu à la grand-mère. On en renvenait à l’image qu’elle donnait à voir : la possibilité de la qualité suprême.


Il flaire truffe à terre ventre en poussière.
Il flaire le rythme. Il l'a égaré il y a quelques secondes. Il est tout avachi poupée de chiffon sans fin ni forme.
Un gros poulpe, blup...blup...
Il flairera des heures s'il le faut des heures entières pour débusquer le rythme savonneux comme un détail vital.
Et puis il retombe dedans et
petit tambour
grandes enjambées
reprend la danse lestement.
Droite
Gauche
Droite
Gauche
Demi-tour
Et 1, 2, 3, 4
En joue !
Il s'est récupéré. Soulagement de vous retrouver les gars. Eh oh ! Pas de pédés chez nous. Sèche tes larmes déserteur !
Bien fait de flairer. C'est toujours du bon ça.
Et le corps en chorégraphie de guerre reprend ses aises, se pavane dans sa raideur martiale déterminée.
Vivant dans cette danse millimétrée, parfaite syntaxe de tous leur sens.
Petit soldat sans plomb de chair et de viscères,
jamais à l'étroit, jamais trop droit.
Et 1, 2, 3, 4 demi-tourrrrrrr drrrrrroite !
Flairer, flairer, rase-motte.
Fier topinambour ébloui par le navet de la discipline.
(Jugement très personnel et relativement hâtif. Ca fait tellement de bien de temps en temps.)


            Une fois le petit déjeuner achevé, on se brossait les dents vigoureusement et méthodiquement, comme elle avait appris. On suivait toujours le même ordre, sûr de ne rien omettre. Et on était assez fier d'y réussir honnêtement à ce jeu-là.
On gardait ses sentiments par devers soi. Ne surtout rien montrer. Toujours afficher humilité et prudence ! On le savait par cœur. A la maison comme à l'école, les adultes l répétaient assez souvent pour qu'on accorde toute sa confiance à cette ligne de conduite. D'ailleurs, on n'aimait pas ressentir cette brève fierté d'avoir vaincu l'adversité. On les trahissait et se sentait tout de suite un peu abattu. Heureusement, l'aïeule veillait à lui rabattre le caquet d'un œil autoritaire qui lui faisait peur et le rassurait en même temps.
            Ils partaient tous ensemble. On était en tête, ouvrant la file de femmes toutes de noires vêtues. Son univers. On sentait les quatre regards braqués sur soi et on se raidissait autant qu'on pouvait. On voulait se montrer aussi digne qu'un prince. On était l'homme de la maison.
            Arrivé à l'église, son cœur battait la chamade. Cette solennité, cette importance que tout revêtait dans l'église le transportaient. On craignait de voir les mains trembler d'émotion ou de sentir les jambes se dérober insidieusement sous la pression de l'envahisseur. Cette crainte persistait malgré la remarquable impassibilité. Personne ne détectait le moindre mouvement de l'âme chez le petit garçon. C'était son défi. Un rictus lui échappait quand il avait dupé les autres. Sauf l'aïeule pour laquelle on était un livre ouvert. Elle protégeait de soi-même et des tressaillements d'âme animaux et vulgaires.Elle lui évitait la honte et on lui était éternellement reconnaissant.
            On avait bien une difficulté tout de même dans cette aventure dominicale : les « camarades ». On ne riait pas, ne jouait que si cela enseignait quelque chose, n'appréciait rien moins que la compagnie des pairs. Ces derniers riaient, se moquaient, provoquaient, taquinaient et on en ressortait toujours meurtri dans son amour-propre, mis face à l'image du simple petit orphelin, qu'on lui crachait au visage. On s'efforçait jour après jour d'être un homme et un vrai ! Et eux, ils brisaient en instant pour rabaisser à un enfant qu'il n'était depuis longtemps.
On les méprisait, c'est ce qu'on avait appris à faire. Mais une rage sourde grondait, qui ne cesserait jamais, on le sentait déjà.
On essayait de ressentir l'indifférence qu'on offrait comme modèle mais la colère flambait si facilement quand on l'attaquait dans sa virilité. On imaginait secrètement des scènes de torture où Pierre notamment qu'il haïssait plus que tout au monde, suppliait en bavant de douleur. On souriait à cette idée et on pouvait s'endormir serein.
            Le dimanche après-midi était autrement périlleux. On devait jouer. On suivait les consignes des femmes de la maison. On jouait consciencieusement comme il fallait en respectant les règles. C'était là le seul plaisir de ce passage obligé. On avait demandé à en être dispensé. Mais non. Il fallait sortir un peu pour être solide. Sinon on ferait encore une otite séreuse et on serait tout pâle tout l'hiver. On était assez gringalet comme ça ! Et puis, on avait l'âge de jouer. L'aïeule tiquait à ces mots, sans prononcer une parole, mais découvrait clairement sa réprobation. Jouer n'avait pas de sens. Elle se pliait aux injonctions du sens commun, plus fort que tous et qui ne lui était en rien familier. Le commun des autres. On avait beau implorer silencieusement, elle passait son regard inattentif vaquait à ses occupations. On sentait que cela l'irritait profondément à sa démarche encore plus saccadée et à ses lèvres encore plus pincées. Mais cela n'y changeait rien. Le plus gros problème était apparu récemment. Alice qu'il appréciait pour sa rigueur et sa correction avait expliqué un jeu qu'on s'était pris à aimer. On était impatient de voir si elle serait là et s'ils pourraient jouer ensemble. On n'en dévoilait rien et on s'affolait de son propre empressement. On tentait de se cacher à soi-même ces histoires mais c'était bien là. On se sentait faible et méprisable d'espérer, et encore davantage d'espérer un jeu. Le fait qu'Alice fût une fille n'était pas pour rien non plus dans le malaise. Heureusement qu'elle se montrait dure et ironique. C'était rassurant.

            Ce dimanche -là, Alice était souffrante. Lorsqu'on l'appris par Mme P., on fut pris d'un spasme de soulagement ; on n'aurait pas à lutter aujourd'hui. On se contenta d'observer les autres aux yeux rieurs qui ne s'approchaient pas ;

            Le soir enfin arrivait, et il rentrait à la maison, en avance, prétextant qu'il faisait trop froid et que tout le monde était déjà rentré, ou arguant d'un violent mal de tête auquel il était en effet sujet. On ne le croyait qu'à moitié mais dans le doute, on le laissait rentrer à son tour. De toute façon, personne n'était en mesure de vérifier ses dires. Le jardin était caché par l'immeuble voisin et on n'avait aucune visibilité. On en profitait malgré les remords. Et d'autant plus que l'aïeule prenait soin de soi après cette torture ludique. Elle compatissait au dégoût pour cette activité saine.

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