lundi 6 janvier 2014

Mordu le frère (30)

Il sanglote.
- Je suis à bout de tous ces déboires amoureux. C'est toujours le même cirque et j'en crève un peu plus à chaque fois.
- Crever ?
- Crevé, mouru, aaaargh, blurppp (il fait semblant de s'étouffer et de râler), biiiiiiiiip. Il a compris le Môsieur ?
- Il a compris. La mise en scène était très éloquente.
- Je ne comprends pas ce qui se passe.
...
   Quand je rencontre une femme, je sais que je dois me montrer prudent et ne pas répéter mes erreurs. Je fais très attention à ce qu'elle ne ressemble à aucune des femmes de la famille de près ou de loin. Il se trouve qu'elle recèle toujours au fond d'elle quelque chose d'absolument similaire à la sœur. Les rousses sont bannies, vous imaginez bien.
- Votre sœur est rousse ?
- Bien sûr qu'elle est rousse, c'est son essence même d'être rousse.
- Bien,
- Non, pas bien. C'est magnifique la rousseur. Ça me met dans des états seconds mais je dois me l'interdire. Sinon, je me retrouve avec ma sœur sur les bras.
- Ne croyez-vous pas que c'est en vous que votre sœur est toujours là et non pas dans toutes ces femmes ? Vous la tiendrez dans vos bras, toujours.
- Je ne crois pas non. Puisqu'elle est là. Un jour, elle m'éclate au visage. Tout d'un coup. Et je suis à chaque fois surpris.
- Et les femmes ? Sont-elles surprises ?
- Oui. En général, elles ne comprennent pas pourquoi je réagis aussi violemment. ... Oui bien sûr qu'Anna me suit partout. Je la porte jour et nuit. J'en ai des lumbagos. Et des tours de cou tous les jours. En me réveillant le matin. Je n’y échappe pas. C’est pourtant ma sœur aînée. Je ne devrais pas être celui qui la porte, toute la famille la porte. Toute la famille s’y colle. Et ce n’est pas normal. C’est l’aîné qui reprend le flambeau, c’est le premier enfant qui prend en charge. Elle, sous prétexte qu’elle est folle femelle, elle se dédouane de toutes ses responsabilités. Et tout retombe sur les autres. Ils accusent le coup. On ne les remercie pas. On se tire dans les pattes, entre nous, pour se refiler la patate chaude. C’est quand même dégueulasse.
-         Vous trouvez cela injuste ?
-         Je ne trouve pas, c’est injuste. Il…
-         Si, vous trouvez.
-         C’est injuste et je le trouve. Voilà. Vous êtes content ? Je ne peux jamais être léger. Il y a toujours ce poids, cette masse que je traîne partout où je vais. Ce qu’elle pèse cette minuscule bonne femme.
-         Vous pourriez me décrire votre sœur ?
-         Elle est donc rousse, très menue, petite et maigre j’entends. Mais tout en proportion. De loin, elle est parfaite. Mais ne l’approchez pas, ça mord et une fois que vous avez mordu, vous êtes cuit.
-         Excusez-moi, qui mord dans votre expression, vous ou votre sœur ?
-         Tout le monde mord, tout le monde est mordu. Il n’y a plus d’ordre avec les fous. Vous ne savez plus si vous êtes vous ou si vous êtes elle, si vous êtes ensemble ou tout seul. Vous devenez perméable.
-         Vous, c’est-à-dire, vous-même ?
-         Moi et les autres. Ca pourrait vous arriver aussi à vous, le psychiatre.
-         Oui, bien entendu.
-         C’est une impression de doux délitement. Je me sens devenir cotonneux, les contours se floutent. Et pourtant, j’y vois clair et je m’y suis préparé. Je savais que cela arriverait comme à chaque fois. Mais je me fais toujours prendre. Mordre peut-être. (Il sourit).
-         Expliquez-moi, comment vous faites-vous prendre ou mordre ?
-         Eh bien, je sais que je vais voir ma sœur donc je me prépare à ne pas la laisser s’introduire en moi. Elle me connaît parfaitement, elle sait s’y prendre avec moi. Mais je pars vainqueur en lui interdisant tout accès. Face à elle, je n’oublie pas mes résolutions. Je tiens bon un moment. Mais elle sait quoi dire pour me faire lâcher du leste. Et c’est chaque fois différent. Elle m’étonne toujours. C’est en même temps un peu magique. Quand j’étais petit, elle s’est beaucoup occupée de moi Anna. Elle était encore saine d’esprit. C’était une grande sœur ferme mais très tendre et compréhensive. Je le disais, à tous ceux que je croisais et qui cherchais à en savoir un peu plus sur mon compte, Anna était ma préférée, celle que je n’abandonnerais jamais et qui ne m’abandonnerait jamais. Jusque tard dans l’enfance, j’ai affirmé cela avec conviction. Après, je me suis tu mais je n’en pensais pas moins. Quand elle a commencé à se déglinguer, je me suis persuadé que les choses rentreraient dans l’ordre, que nous habiterions ensemble, étudiants tous les deux, que nous ferions la fête avec les mêmes amis. J’ai déchanté quand les médecins nous ont expliqué que jamais plus elle ne serait comme avant et qu’il faudrait à l’avenir faire avec sa maladie. J’étais adolescent encore, j’avais dix-sept ans. J’en ai redoublé ma Terminale. Mon univers s’est écroulé. Je n’ai plus jamais eu le sentiment de retomber sur mes pieds.
-         Si je comprends bien, des choses vous retombent dessus mais vous-même ne pouvait pas retomber sur vos pieds, ou sur quelqu’un d’autre.
-         Oui oui c’est cela. Je dis retomber, j’aurais pu dire autre chose. A l’époque, tout s’est fracassé plutôt. Ca a été d’une violence pour moi. Je me fous de ce que les autres ont ressenti. Les parents, c’est à eux de gérer leur douleur. La mienne tient déjà une énorme place. Elle ne m’a jamais quitté.
-         Vous avez l’air de penser qu’elle ne vous quittera jamais.
-         Oui, c’est vrai.
-         Est-ce que vous y tenez à cette douleur ?
-         Non mais Ducon, tu crois quoi là ?! que je suis un masochiste qui se baigne avec délectation dans son marasme. Tu me prends pour un taré moi aussi ou quoi ? Entre nous, on se demande qui est le plus atteint de nous deux. Non mais, voyez-vous ça ! Comme si j’y tenais à cette douleur. C’est elle qui me tient enfin. Et…
-         Bien, nous nous arrêtons là pour aujourd’hui.
-         Bien. Merci infiniment Docteur.
(Les yeux remplis de larmes émues, serrant chaleureusement les mains du médecin. Vous êtes magnifique.)


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