Chaque matin, elle se réveillait en se donnant du courage, d’une petite phrase rituelle « vas-y, ce sera mieux aujourd’hui. » Et excepté les jours noirs, elle y croyait, mettait toute son énergie à y croire, consciente de se forcer à croire et le plus possible inconsciente en même temps. Elle avait appris à mettre sa lucidité de côté pour ces choses vitales. Précisément parce qu’elles étaient vitales et qu’elle le sentait au fond de ses entrailles toujours prêtes à tourmenter.
Au pensionnat, tout était plus facile puisque tout était régi par les règles. Elle n’avait qu’à les suivre à la lettre et cela lui procurait une sécurité basique, précaire mais indispensable. Les autres filles se plaignaient souvent de ces implacables règles. Elle se taisait alors, incrédule et admirative devant ces vraies personnes. Elle, elle n’était pas vraiment entière, elle le savait bien mais courage ! Le combat n’est pas perdu, compte sur ta bonne volonté.
Le groupe de filles était plutôt sympathique, elle n’y trouvait pas sa place à proprement parler et il n’était pas certain qu’elle ose le vouloir. Mais il n’y avait que peu de brimades à son encontre, davantage d’indifférence pour sa transparence et son sourire trop gentil. Bien sûr qu’il y avait un bouc-émissaire, une trop soumise qui le payait pas douloureuses mais franchement sadiques. Marie-Hélène était la seule vraie relation qu’elle entretenait, qui s’était faite du moins. Elle ignorait qui quoi comment le lien s’était noué. Elle savait seulement qu’elle ne la craignait pas ou presque et que c’était bien une préciosité à laquelle elle s’accrochait sans en avoir l’air. Elle se cachait, automatiquement. Elle n’avait pas peur en présence de Marie-Hélène et cela lui suffisait. Il ne s’agissait pas de l’apprécier ou non. Elle n’était pas à se soucier de cela. Voilà un luxe qui n’était pas de son monde. Elle n’était pas seule, Marie-Hélène et elle se retrouvaient aux heures creuses de la journée et goûtaient la petite tranquillité qui leur était octroyée, assises sur leur banc, pendant que les autres s’échauffaient dans de grandes discussions ou jeux dont elles rentraient toutes rougies essoufflées. Pas question pour les deux amies de participer à cela. D’ailleurs, personne n’avait cette idée saugrenue. Tous se rejoignaient sur ce point. Elles ne parlaient jamais de ce qui arrivait à Marie-Hélène et elle, elle n’intervenait pas pour sa défense. La frayeur l’étranglait. Elle l’attendait dans un coin et toutes les deux repartaient sans mot dire. Cette froideur les rendait d’autant plus étranges aux yeux des autres qui semblaient ne pas comprendre qu’on puisse s’accommoder d’une telle existence.
La grande grosse fille au milieu du cercle.
La ronde de petites filles glisse autour d’elle, fluide et mesquine.
Régulière indécrottable comme un métronome.
On se demande s’il y aura une fin, le rythme est tellement clair.
Les rires fusionnent et se transforment.
Elle se pelotonne dans sa graisse, sans bouger, de l’intérieur.
Elle attend et elle s’échappe loin des bêtes humaines.
Sans regarder, elle voit son amie au bout de la cour, dans son repaire, guettant la fin des hostilités.
Elle sent son regard posé sur elle pour la protéger, même si elle noircit d’angoisse.
Elle vole tout près d’elle dans le petit coin tout chaud de l’arène.
Elle murmure des merci que personne n’entend parce qu’elle n’est plus toute seule.
Elle se pelotonne contre l’amie, sans bouger, de l’intérieur.
Elle ferme les yeux et elle est calme au creux des bras de l’amie sans sourire.
Elle voudrait rester comme ça toujours.
Elle sent un pincement qui lui arrache un cri, sur le sein.
« La dame hippopotame… » elles chantent toutes en chœur, en larmes hilares.
Elle s’étonne de les voir toujours aussi réjouies.
Elle se pelotonne dans ses bulles d’avenir, sans bouger, de l’intérieur.
Et elle ne sent plus rien, elle oublie toute la terre,
Elle aime de tout son cœur l’amie fidèle qui la rejoint.
Elle sait qu’elle sourira toute seule ; elle sourira pour deux jusqu’à la dérider.
Elles plongeront lascives dans l’inconscience du monde.
Et elles n’auront plus peur, elles ne trembleront plus, elles seront hors d’atteinte.
Elle se pelotonne contre ses rêves velours, sans bouger, de l’intérieur.
Elle était beaucoup plus atteinte par les interrogations orales de Mlle Duquesne qui s’escrimait à la sortir de son commode et respectueux silence. Elle redoutait ces atroces minutes de célébrité où elle sentait tous les yeux de la classe braqués sur elle malgré les remontrances de l’enseignante. Elle sentait alors les vertiges de l’angoisse l’envahir et elle luttait pour tenir bon et ne pas vaciller alors que sa vue se brouillait. Le sol se dérobait sous elle et elle survolait le monde en quelque sorte, sans attaches ni filet de sécurité. Elle avait mal à en pleurer au fond de son ventre. Ses boyaux s’étaient entremêlés et jouaient à serre les nœuds. Elle devait se retenir de ne pas calmer son abdomen en feu de sa main. Elle finissait par se rasseoir sans vraiment savoir ce qui s’était passé. Mais elle cherchait uniquement à ce que son corps ne la dépasse pas et à reprendre les rênes. Une fois, une seule, elle avait échoué et avait été transportée à l’infirmerie. Elle s’en rappelait comme de sa grande honte, elle s’en voulait, rageait d’être si fragile. Mais elle savait avec une certitude inexpliquable que les vertiges feraient toujours partie de sa vie. Elle n’était sûre de rien en général. Cela ne faisait pas de doute pour elle, exceptionnellement. C’était comme ça. Elle était comme ça. Elle ferait au mieux pour ne plus se laisser noyer.
Pendant les vacances, elle retournait chez les grands-parents avec Henri, Bernard et Germain. Elle aimait toujours autant les moments de répit passés avec son grand-père autour du piano. Parfois, une certaine sérénité la reposait à terre, mais elle mettait trop de temps à saisir ce qui se passait pour en profiter. Peu importait, elle n’y pensait pas. Elle savait qu’elle aimait ces moments de musique. Elle n’était pas une intellectuelle ni franchement intelligente, elle en convenait avec la famille, elle ne s’appesantissait pas sur ce qui survenait en elle et autour d’elle. C’était le travail des hommes, des cerveaux.
Deux événements marquèrent cette terne adolescence. Sa vie d’adulte en découla directement. Vu le séisme qu’elle avait subi à deux reprises, elle avait été emplie de cette même certitude que celle des vertiges, que ces deux moments de son existence resteraient brûlants à jamais.
Un dimanche d’avril, elle avait quatorze ans. Germain l’avait menée à l’écart à leur habitude et la caressait sous sa jupe et son corsage. Maintenant, il se caressait en même temps et il poussait de petits cris étouffés de fille qui l’étonnaient, elle. Il avait l’air si correct, c’était surprenant. Il avait une fois essayé d’introduire ce qu’il caressait sous sa jupe, dans son ventre à elle, en vain. Il lui avait murmuré que ce serait pour plus tard, que ça n’était pas grave, que… Il n’avait pas pu finir, pris par ses petits cris, essoufflé, se collant à elle avec une certaine force ce jour-là. Elle avait eu un peu peur mais elle avait été emmenée loin très loin d’elle-même. Etait survenue en elle cette sensation qu’elle n’oublierait jamais. Elle n’aimait pas particulièrement ces promenades avec son frère ; elle ne les détestait pas non plus. Elle s’y soumettait par habitude, pour sa tranquillité et pour garder Germain comme allié. Cette fois-ci avait surgi en elle un profond dégoût mêlé d’un élan vers le garçon pour qu’il continue. Elle avait un poisseux sentiment de saleté, ordurière, et elle était attirée, envie de se plonger dans cette saleté, s’y répandre et répondre à son frère, le suivre dans ses gémissements ridicules. L’odeur qui se dégageait lui soulevait le cœur et la mettait également en émoi, ouvrait son ventre si capricieux, noué et renoué d’habitude.
Cela ne dura que quelques secondes. Germain perçut son sursaut de vie. Il sourit et la serra à nouveau, lui susurrant à l’oreille avec sa douceur coutumière : « Tu as aimé aujourd’hui. Moi aussi, encore plus. Et il soupira d’aise, sans doute à l’idée de toutes les prochaines fois où ils pourraient jouir ensemble, en secret. Elle aurait préféré qu’il ne dise rien. Un goût amer, la langue pâteuse, elle était prête à vomir. Non non ! pas ça ! Ne pas se laisser aller à cela, surtout pas devant Germain. Elle respira lentement. Ravalant la salive qui affluait. Elle allait se mettre à baver en plus ! Elle parvint à se calmer, se refroidissant suivant la bonne vieille méthode. Germain, inquiet, restait interdit et la regardait à l’affût. Elle lui tournait le dos. Une fois détendue, elle fit volte-face, sourit timidement à son frère et partit vers la maison. Il la suivait de loin. Elle aurait aimé être seule au cas où elle aurait rendu, au cas où elle aurait été prise de vertige. Elle marcha jusqu’à la maison et alla se reposer dans sa chambre. Elle s’enferma, et seule, explosa en pleurs.
Elle qui ne pleurait jamais.
Elle n’était pas triste, elle n’avait plus peur. Le goût amer persistait dans sa bouche et sa gorge mais rien de plus. Elle s’endormit une petite demi-heure.
La fin d’après-midi et la soirée se passèrent sans encombres. Elle restait un peu abêtie mais pas davantage. A table, Germain la défendit face aux deux autres qui recommençaient à la pincer au sang, sous la table. Elle était lasse de ces deux-là.
De retour dans sa chambre pour se mettre au lit, elle se déshabilla, se vêtit pour la nuit, lentement comme elle aimait, dans le noir. Pour ne pas voir. Puis elle ralluma pour lire. Elle s’assoupit.
Au milieu de la nuit, elle se réveilla en sursaut d’un cauchemar absurde. Elle sentit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Elle était mouillée. Elle s’était fait dessus. Cela n’était pas arrivé depuis bien longtemps. Elle croyait en avoir enfin fini avec cette plaie. Elle souleva les draps, alluma tant bien que mal sa petite veilleuse. Son cœur fit un bond, elle crut qu’elle allait le cracher sur le coup. Ses draps étaient rouges de sang. Cette fois, elle ne put se retenir. Elle parvint à atteindre le petit lavabo et vomit tout son corps et son âme. Elle s’assit ensuite sous le lavabo et pria tout haut, demandant à Dieu elle ne savait trop quoi. Et elle comprit ; elle était punie de ce sentiment qu’elle avait eu pour Germain. Dieu la punissait. A raison. Elle lui en savait gré de lui faire comprendre ce qu’il fallait penser de tout cela. Le sang la menaçait, le message était clair.
Elle noua son ventre à jamais.
Elle le promit à Dieu.
Peu de temps plus tard, on lui proposa de passer une journée chez son père. Elle ne savait pas clairement ce qu’elle désirait. Comme toujours partagée. Germain y allait-il aussi ? Oui ? Alors elle ne serait pas perdue. Leur relation avait changé depuis le fameux jour, elle se sentait toujours plus en sécurité avec lui. Leur belle-mère Augustine lu faisait très peur et moins elle la voyait, plus elle en avait peur. Son imagination était sans limites.
Ils arrivèrent tous les quatre en habit du dimanche. Ca avait été quatre beaux enfants mais avec l’adolescence, elle et Bernard, qui se ressemblaient beaucoup, s’étaient flétris. Ce qu’Augustine ne manquait jamais de leur faire remarquer insidieusement en les comparant aux deux autres garçons, si fins et rayonnants. Elle n’aimait aucun des quatre cependant et ses journées étaient davantage des heures passées contre cette adversaire qu’avec leur père. Lui restait distant et ne voulait pas prendre part au moindre début de conflit. Elle souffrait de sa présence distraite. Les garçons lui en voulaient et lui lançaient tour à tour des regards noirs devant son inertie. Elle, elle regrettait, rêvait le passé. Ce jour-là, alors qu’elle mangeait aussi lentement qu’elle était mal à l’aise, Augustine la sermonna, un regard aigu jeté à son mari. Il avait son indéfectible et inutile sourire aux lèvres.
Elle sentit monter en elle ce qu’elle avait jusqu’à présent réussi à ne pas éprouver grâce à ses prières salvatrices et berçantes. Elle savait ce que c’était : de la colère, de la haine, pour cette femme qui leur avait volé leur père. Elle s’arrêta de manger, se crispa jusqu’à la racine des cheveux et attendit qu’elle passe, effrayée d’elle-même. Augustine recommença, dit quelque chose qu’elle ne comprit pas. Elle eut à nouveau, comme avec Germain, toute cette salive qui s’engouffra entre ses dents et son estomac prêt à rendre tout ce qu’il contenait. Elle se maîtrisa et leva les yeux, à la grande surprise de tous, surprise telle qu’on cessa de mâcher. La petite sœur se réveillait-elle enfin ? Elle plongea son regard dans celui d’Augustine et lui cracha sa haine en une milliseconde. Les garçons retinrent leur fou rire. Augustine essaya d’articuler d’ultimes remontrances, en vain. Elle se leva de table chancelante, ne pouvant s’expliquer, prétextant en bafouillis un soudain malaise.
Elle avait aussitôt repris son plat et replonger dedans. Elle était prise de vertige. Elle serait punie. Dieu le lui disait déjà. Elle sentait l’étau de la culpabilité l’enserrer en tout points de son corps. Comment avait-elle pu faire ça ? Comment ? Elle ne s’en sortirait plus.
Et elle réalisa que les trois frères s’étaient mis à l’applaudir.
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