jeudi 2 janvier 2014

Chapitre 1 : L'enfant possédée (1)


Elle suppliait Dieu de la soutenir, ce jour-là encore, comme tous les précédents. Elle avait peur de cette journée et de demain. Mais y aurait-il un moment où elle pourrait ne plus prier, où Dieu lui-même la rejetterait ? Elle n’aurait alors plus personne, le vide s’installerait définitivement en elle et elle quitterait le monde des autres. Pour l’instant, Dieu était son ami, l’Ami, celui qui est là, qui écoute tous les jours, chaque prière, chaque supplication. En aurait-il assez d’elle ? Bientôt sûrement. Il avait d’autres souffrants à secourir. Elle comprendrait. Mais qui appellerait-elle quand elle sentirait le diable s’approcher, la toucher, se faufiler à nouveau en elle ? Elle ne pourrait pas se défendre seule. C’était impossible, elle était une de ses victimes privilégiées, il ne cesserait jamais de la torturer.


Dimanche.
Aujourd’hui, elle allait à la grande et belle messe du dimanche. Elle l’apaisait cette belle messe, cette vraie messe. Celles des autres jours lui semblaient trop petites pour Dieu, pas assez brillantes. Elle aimait Dieu comme son père, son frère, son seul ami. Heureusement qu’elle l’avait lui. Elle savait qu’il serait toujours là, c’est ce que le Père Pierre répétait à l’envi et elle aimait entendre cette merveilleuse promesse d’éternité. Elle en souriati toute seule le soir dans son lit avant de s’endormir. C’était la pensée qui lui permettait de se reposer. Elle se réveillait la nuit bien sûr, elle faisait des cauchemars, presque chaque nuit, mais elle n’en disait rien à personne sauf à Dieu. Lui était là et il l’aimait, le Père Pierre le disait aussi cela. Sans ces idées-là, elle n’aurait jamais pu dormir, elle serait morte d’épuisement. C’était Dieu qui veillait sur elle et Lui seul. Elle n’en voulait pas aux autres, elle n’était pas une fille facile, elle le savait.  Elle se trompait souvent, était maladroite et craintive. Alors elle comprenait ça aussi, ça tapait sur les nerfs.
Tous les dimanches, à la grande messe, elle en profitait pour parler à sa mère. Elle n’avait aucun souvenir d’elle. Elle était morte très tôt après sa naissance. Peut-être, sans doute, qu’elle s’était déjà trompée à ce moment-là et qu’elle avait précipité le départ de sa maman. Alors à elle non plus elle ne lui en voulait pas. Juste, elle était triste de cette absence ; une chance qu’lle puisse encore lui parler le dimanche à la grande messe. Elle lui racontait sa semaine, ses petits tracas, oh pas gradn-chose, il ne fallait pas l’inquiéter ! Elle ne voulait surtout pas l’inquiéter non. Elle voulait être parfaite pour elle.
            Elle se leva comme tous les dimanches à 7h30. Il était interdit par maman Henriette de se lever plus tard, c’était pour les paresseux de rester au lit, « ça ramollissait l’âme. Déjà que tu n’es pas gâtée ma gamine ! Enfin d’ailleurs tu n’es pas la mienne. Et ça se voit.»  Même si elle ne vivait plus avec elle, elle avait gardé cette habitude, intégré ce précepte, enregistré dans le catalogue des choses à faire pour être plus tard une enfant toujours « correcte ». Et c’est ce qu’elle voulait le plus au monde être la petite fille qu’on admire parce qu’elle fait tout comme il faut, celle que tous les parents aimeraient avoir.
            Elle devait ensuite faire sa toilette. Le dimanche, elle ne avait tout le temps, elle ne pouvait pas y échapper, elle n’avait aucune excuse. De toute façon, cela faisait partie du catalogue de gentille fille. Même si elle ne dirait rien, elle redoutait cet atroce instant où sa peau entrerait en contact avec l’eau savonneuse. Elle n’était plus que frissons et terreurs. Ses cauchemars la lançaient par flashs. Elle fermait les yeux de toutes ses forces, pour, au moins, ne pas avoir à regarder cette eau si hostile, si puissante. Maman Henriette lui avait souvent maintenu les yeux ouverts, face à la surface liquide, se moquant de sa peur. C’est vrai, elle avait raison, c’était idiot, seulement de l’eau. Mais elle avait beau raisonner, parler à son ennemie pour l’amadouer, elle entendait les menaces monter vers elle. Ses efforts étaient vains. Heureusement, maintenant qu’elle avait dix ans, elle s’enfermait seule dans la salle de bains et maman Henriette n’était plus là. Elle pouvait adoucir l’épreuve et échapper à la vision maléfique. Parfois, elle rouvrait les yeux et elle puvait rester plusieurs longues minutes à fixer les vaguelettes. Elle était avalée par cette eau tellement plus forte qu’elle. Cela devait durer longtermps quand cela arrivait car Grand-mère venait voir ce qu’elle « fabriquait ». Elle reprenait pied au son de la voix et poursuivait sa tâche en aveugle. Quel calvaire ! Elle se demandait pourquoi elle était obligée de faire ça, si tout le monde ressentait cela, comme elle, ette panique à la vue et en entendant le clapotis de l’eau qui l’attendait. Les autres avaient-ils aussi peur ? Maman Henriette… disait que non, apparemement mais c’était maman H. Ce qu’elle aurait dû faire, c’était en parler à Grand-Mère mais elle avait trop honte. Grand-Mère ne savait pas qu’elle avait peur. Elle le gardait comme son plus grand secret. Il ne fallait pas que ça se sache, sinon sûr ! elle ne serait plus autant aimée. Même à sa vraie Maman, elle ne le disait pas. Souvent, juste avant la grande messe, elle se promettait d’être courageuse et d’en parler. Mais elle n’y parvenait jamais. C’était trop dur, c’était bloqué. Du coup, elle racontait le reste, sa semaine. Elle le ferait la semaine prochaine. Dimanche prochain, elle trouverait la force, oui ! Et chaque dimanche, la promesse était faite et chaque dimanche, elle devait être renouvelée. Un jour, elle s’était dit qu’elle ne pourrait jamais, qu’elle devrait porter ce lourd secret pour toujours. Et puis non ! elle s’étati presque reprise. « Arrête de penser comme ça ! Tu n’as pas le droit. Tu as de la chance, on ne perd pas espoir. Prie si tu crains que cela ne te reprenne. Et de toute façon, quand tu seras adulte, tout sera différent, tu seras forte, aussi forte qu’eux. Tout sera différent. »
Cette scène interieure se répétait depuis des années, elle ne avait conscience mais elle ne savait pas comment mieux faire, à part en espérant toujours et en faisant confiance à l’adulte qui l’attendait.
Enfin, la torture de la toilette s’achevait et elle ressortait soulagée de la maudite pièce, remplissant son esprit de toutes les belles idées et belles images qu’elle pouvait invoquer. Grand-mère, l’air un peu sévère (elle voulait s’en donner l’air amis sa douceur naturelle prenait le dessus), l’air soi-disant sévère, me regardait sortir. Devant mes grands yeux encore plein de terreur malgré moi, malgré tous mes efforts, et mon sourire charmeur et candide (je savais qu’elle n’y résisterai pas même si elle faisait mine de), elle marmonnait quelques reproches, toujours les mêmes : « tu es lente ma petite ! On ne t’attendra pas touours tu sais. » Et puis c’en était terminé et je prenais mon petit déjeuner avec elle et Grand-Père aussi parfois, s’il avait eu la patience de m’attendre. Mais lui ne me reprochait jamais rien. Il me souriait en silence. Et même, de temps en temps, il me faisait un petit clin d’œil, juste entre lui et moi. Je n’avais jamais faim le matin, encore moins que dans le reste de la journée et encore moins après cette affreuse toilette dominicale. Grand-Mère restait exprès à côté de moi. Elle s’asseyait et veillait. Il ne fallait pas que je m’évanouisse en pleine grande messe. Cela m’était arrivé une fois et Grand-Mère ne s’en était jamais remise. Comme si elle s’était mal occupée de moi et que tout le monde en aviat eu la preuve. Cette fois-là, elle s’était vraiment mise en colère et elle m’avait fait peur. Elle avait promis de ne plus jamais perdre mes forces. Elle me forçait donc à manger « le minimum ». Je chassais régulièrement de mon esprit les assauts d’eau savonneuse qui revenait me hanter. Et je me concentrais sur le lait, le pain et ce Grand-Mère disait.
Ce moment-là était calme. Je l’aimais bien, je pouvais me reposer un peu. Mes freres n’étaient pas là. Ils étaient déjà partis pour la première messe à neuf heures. Ils étaient enfants de chœur. Moi j’étais une fille, je ne pouvais pas l’être. Et au fond, perdue dans l’assemblée, entourée de toute cette chaleur humaine, elle les admirait, elle les enviait bien sûr mais elle n’était pas sûre qu’elle n’aurait pas tremblée d’effroi face à tous ces yeux braqués sur elle. Tout le monde aurait pu la voir. En plus, elle n’aurait pas pu parler à Maman tranquillement. Or, c’était là qu’elle se sentait le mieux pour le faire. Mais tout de même, elle aurait bien aimé être capable. Une chance qu’elle n’ait pas eu le choix.
Elle n’était pas un garçon.
La longue heure passait et je me sentais calme à nouveau. Et à chaque fois, elle s’apercevait de combien c’était rare. Et puis, dès qu’elle était sortie de l’église, elle oubliait et reprenait la vie normale.

            Elle ne savait pas si elle aimait ou détestait le dimanche après-midi. Elle n’avait pas à affronter les autres enfants, ceux de l’école, le maître et ses yeux noirs qui la faisiaent frissonner d’angoisse. Elle s’arrangeait pour ne jamais croiser ce regard où elle sentait la menace permanente de la sanction. A l’école, elle était en sursis, sans cesse, le souffle coupé.
Quant à aller aux toilettes…
Il fallait faire en même temps que tout le monde, dans le même endroit et à ce moment précis, il fallait avoir envie de faire. Il en résultait toujours qu’elle ne faisait rien sauf semblant d’avoir œuvré comme ses petits camarades. Comment faisaient-ils les autres ? Comment avaient-ils envie quand on le leur demandait sur commande en trois minutes au milieu du groupe le maître à l’affût ? Elle ne pouvait absolument pas comprendre cette magie-là. Elle n’était pas de ce monde. Elle sen cachait bien sûr, il ne fallait pas qu’on sache. Il fallait être sage, bouuuhhh, faire honneur à Maman morte pour elle. Elle devait s’en montrer digne. Grand-Mère lui avait bien expliqué ce qui s’était passé. Les choses étaient très claires, elle avait compris : pas de faux pas, pour Maman, à sa belle mémoire.
            Et le dimanche, elle pouvait respirer. Un peu plus, la poitrine faisait moins mal et elle pouvait se délecter du dessert de Grand-Mère. Le dessert, la crème au caramel, la grande et fameuse crème au caramel.
Mais eux, ils étaient là tous les trois. Ils n’allaient pas non plus à l’école, au collège. Et c’est sur elle que tout leur intérêt se portait. Ils la poussaient, ils la tapaient, pas méchamment elle le savait mais ça la faisait immanquablement pleurer. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Une fois, elle en avait parlé à Grand-Mère qui l’avait gentiment consolée.
Et puis, il y avait quand même Germain qui ne me tapait jamais. Grand-Mère aussi disait que c’était le plus doux des trois gars. Elle disait que l’on pouvait lui faire confiance. Tous les dimanches, Germain me prenait par la main.
Il l’emmenait se promener. Avec Germain, les promenades étaient spéciales. On allait très loin au fond du jardin sous les beaux arbres qui sentaient si bon. Jusque là, tout allait toujours bien. Et puis d’un coup, elle avait très peur et très chaud tout doux.  Ils s’arrêtaient et Germain se tournait vers elle. Elle lui souriait au début mais il n’était déjà plus là. Ensuite, elle arrêtait de lui sourire même si elle continuait de guetter le Germain qu’elle aimait voir lui revenir. Il la serrait contre lui, lui soulevait sa jupe, baissait ses bas, sa culotte et rentrait raide et long dans ses fesses. Elle avait mal mais Germain était un gentil. Les paroles de Grand-Mère la rassuraient. Et puis Germain prenait toujours soin d’elle, il faisait attention à elle. C’était son frère adoré.
Et puis après, elle faisait plus facilement.
            Vers cinq heures, après le goûter, il y avait le meilleur. Avec Grand-Père. Il ne disait pas grand-chose. Parfois il se mettait dans des colères noires, il devenait tou blanc et sa lèvre supérieure se retroussait avant qu’il n’ouvre la bouche pour articuler péniblement les quelques mots qui nous faisaient tous déguerpir à l’étage. Je n’étais jamais la cible directe de sa colère mais je ne dmandais qu’à m’enfuir au plus vite de peur qu’il ne se trompe d’enfant en hurlant, de peur de voir mon grand-père chéri se transformer en monstre de cauchemar. Mais le dimanche après-midi, il me prenait avec lui dans le salon où trônait le piano nous enfermait tous les deux. Grand-Père avait toujours joué du piano, depuis qu’il avait mon âge. Je crois qu’il fermait les portes du salon si précautionneusement parce qu’il avait un peu honte. Mais il savait que moi, je ne dirais rien. Un pacte tacite entre nous. J’avais  sept ans, Grand-Père me préparait un petit tabouret à côté de l’instrument pour que je m’y agenouille ; je posais doucement mes mains sur le piano et j’attendais Grand-Père. Il fermait les yeux et c’était exceptionnel. Grand-Père était un scrutateur. Il ne se laissait pas aller, alors il ne fermait pas les yeux. Il avait toujours un œil sur nous, notamment. Nous le savions, même s’il n’était pas là. Et nous lui obéissions sans moufter, de fait. Paupières baissées, il se mettait à caresser les touches, sans jouer pendant quelques secondes, pour les sentir d’abord. Puis il en enfonçait une et deux et c’était l’orchestre à deux mains qui se mettait en marche. Grand-Père faisait courir ses doigts sur le clavier. J’étais fascinée. Je fixais ses mains et je vibrais des mélodies qu’il interprétait. Je ressentais jusqu’au bout de mes pieds à rebours sur le tabouret. Grand-père me faisait rêver. Lui et moi nous enfuyions dans notre monde à nous, côte à côte et c’était notre secret.

            Je suis l’enfant sage
            l’enfant craintive
            l’enfant timide.
Et puis,
l’enfant folle
            l’enfant paria
l’enfant possédée.

Les adultes se désolent de ma faiblesse, de ma paresse exténuée.
Ils pensent que Dieu a frappé, ne m’a pas dotée ; il m’a dénuée.
Ils méprisent l’handicapée en germe.
« Ce n’est pas une raison ! » ils ont résolu d’être fermes.
Ils donnent des coups d’aiguillons pour réveiller l’enfant « elle est vraiment débile non ? » dans un coin de salon.
Ils abandonnent vite ; ils tournent le dos et les talons.

            Je veux être une vipère, le serpent de l’Eden, celui qui étouffe et brise.
            Je veux être l’esprit qui atterre et divise.
            Je veux crier, me rouler de rage et faire capoter le monde avec moi.
            Je veux être détestable, détestée, la seule enfant de tous les temps qu’on haïra de toute sa foi.
            Je veux que leurs oreilles résonnent des jours et des jours de mes vociférations.
            Je veux qu’ils entendent leurs aberrations.
Je deviendrai virile et solide.
A bas la camisole coupable, la débile invalide !
Je dominerai mes ennemis d’hier.
Je revancherai la vie et Maman pourra crever en paix loin de mes souffreteuses prières.

Leur mine s’allonge.

Qu’est-ce que t’as connard ? t’as jamais vu un gosse en colère ?
Ou alors tu as compris qui je suis !
Le front ruisselle, il s’éponge.

Tu veux que je t’aide, Môsieur l’adulte ? Allez va, ça va aller, on s’essuie.

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