lundi 13 janvier 2014

Un monde sans fous (32)

Eh ! il est que 16h30 ! Qu’est-ce qu’elle fout là la gosse ? C’est pas l’heure , pas du tout. Elle est toujours tirée à quatre épingles, comme ce matin, rien a bougé. Comme si elle avait pas vraiment vécu depuis ce matin. Je m’arrête de bosser pour pouvoir la regarder bien à l’aise. C’est que je suis inquiet moi, pendant toutes ces heures. J’ai boulonné, je sais pas si ça existe vraiment ce mot-là, mais c’est quand j’ai plein d’idées dans le crâne qui font la fête et qui me lâchent pas du jour. C’est bien ce qui s’est passé avec la p’tiote. Elle était tellement mal ce matin, en passant avec ses coups de tête sur l’épaule. Je dois vérifier ce soir où elle en est. Il faut pas qu’elle croit que je l’observe. Même si c’est bien ça l’histoire. Elle doit pas s’apercevoir. Alors je fais semblant de parler et j’y vais à fond. Les gars sont pas à côté de moi, ça tombe parfait. Mais moi j’en profite pour la suivre. Elle a pas bougé d’un poil depuis ce matin, toujours aussi droite et bien coiffée. Elle ne fait plus son truc bizarre avec la tête et l’épaule mais elle tremblotte de partout. Elle fait pas la fière. Vous me direz, elle fait jamais vraiment la fière, elle est plutôt originale. Mais j’ai jamais trouvé qu’elle faisait sa prétentieuse. Elle est pas comme tout le monde et elle peut pas toujours se cacher, je comprends ça. Par exemple, moi mon beau-frère il est homosexuel. C’est pareil ce qui se passe avec le beauf ! il est comme il est et puis on en parle plus. On est peut-être surpris au départ et puis on oublie. Comme tout le monde quoi. Elle, elle est pas lesbienne c’est sûr. Mais vous avez compris, c’est pas pour ça que je dis ça. Je dis qu’elle est pas comme tout le monde. Elle noie pas le poisson. Et elle joue pas la starlette non plus. C’est une femme pas comme les autres la gosse ! Je sais pas si elle accepte ça mais elle a l’air en tout cas. Elle se pavane pas mais elle se tient droite. Elle est digne voilà ! moi c’est ça que je préfère chez elle. On dirait qu’elle ordonne en silence à tous ceux qu’elle croise qu’on doit la respecter. Je saurais pas expliquer plus. Elle se fera pas marcher sur les pieds, c’est clair. Elle se battra. C’est une combattante, une guerrière la gosse. Elle est tenace, têtue aussi à mon avis. Elle doit pas être facile à vivre. Mais quand elle est là, elle est là. On la dégage pas comme ça. On s’en débarrasse pas. Elle le porte sur elle, ça. Elle est grosse comme un oiseau affamée, d’accord, mais on dirait qu’elle est forte. C’est sûr qu’elle est forte. Un Tyson déguisée en petite fille. D’ailleurs, je la verrais bien avec des tatouages, des grands tatouages tout le long du dos ou sur toute la jambe. Ca, j’ai jamais pu savoir, elle laisse pas voir sa peau. Comme avant, les aristos qui se cachaient du soleil pour rester blancs Parce qu’elle est blanche ! et comme un cul ! Ecusez-moi l’expression mais je peux pas dire autre chose. Je me dis, heureusement qu’elle a plein de taches sur le visage. Elle ferait zombie sinon.
Bref, vous voyez bien que ça se bouscule dans le ciboulot. Et en la regardant passer, je vois qu’elle est secouée de partout. Droite qu’on croit mais toute tordue en fait. Ca fait pas cet effet-là d’habitude. Et elle est plus la princesse de tous les jours. Elle essaye presque plus d’être digne. Elle peut pas, c’est sûr. La clef du mystère, c’est les yeux ! Elle fixe un point du sol aujourd’hui. Normalement elle fixe un horizon, que j’ai jamais vu. J’ai jamais compris ce que c’était qui l’avalait comme ça. On s’en fiche parce qu’aujourd’hui, ce matin aussi, maintenant que j’y pense, elle baisse les yeux, elle baisse les bras. Elle les a trop pleins. Elle peut pas tout faire en même temps. Porter son corps et porter la dignité, comment tu veux ? Même avec seulement quarante kilos. C’est pas ça qui compte. Un corps mort c’est toujours lourd. Même le plus minuscule. Sûr que le moineau malade, il croit peser une tonne. C’est comme ça qu’elle traîne aujourd’hui. Elle pousse elle tire mais rien va tout seul. Les jambes c’est du coton, la tête elle fait l’horloge, les épaules sautent sur place, les mains, elles sont dans les poches. Elle peut plus rien tenir. Ca m’est déjà arrivé ça. C’est quand ma gosse à moi elle est partie. Elle a pas prévenu ni rien. Elle a disparu. On l’a jamais revu son frère et moi. Elle s’est envolée. Et moi j’ai bouffé ma douleur. Comme un vieux chien en vrac. J’ai arrêté de bouffer, de dormir, de sortir. Et puis le fiston il a gueulé un bon coup. Ca m’a fait la douche froide. Et je suis repartie. La boule au cœur, elle reste, on peut pas l’opérer. Mais elle m’empêche pas de vivre.
Y a eu ça et puis les autres, les femmes ça part, ça s’envole. Et on revoit jamais. Il faut continuer sans. Les femmes que j’aime en tout cas. Et je sens que la gosse, elle est pas loin de disparaître. Et c’est pas bon ça. C’est pas du bon du tout ! Pour les autres mais aussi pour elle quand même. C’est comme si elle se suicidait. Parce que pour les autres, on meurt. Il y a du plus jamais. Et c’est pas guéri. On recommencera encore. N’importe où où on va. Celle-là, je veux pas la laisser s’envoler. Elle est spéciale, elle aussi. C’est toujours les spéciaux qui quittent tout. Et moi j’aime bien les spéciaux. Ils font rire. Ils font découvrir. Ils font quelque chose quoi. Souvent, ils deviennent mes amis. Ou mes femmes. Pourtant, moi je suis un gars banal. J’ai rien d’allumé. Rien de différent. Je suis dans la masse. Mais bon, ça s’explique pas ces choses-là hein ! Parce que aussi les originaux ils m’aiment bien. C’est réciproque comme on dit. La gosse, j’ose pas aller la voir, je vous ai déjà expliqué le pourquoi. Mais en vrai, j’ai envie. Surtout un jour comme aujourd’hui où elle va se déchirer. Elle est toute chiffonnée. Ca me fait mal au cœur de la voir comme ça. Pour toutes les autres fois avant où j’ai fermé ma gueule et j’ai rien dit aux femmes fugueuses, je voudrais bien enfin faire quelque chose. Agir mieux qu’avant. Je devrais savoir y faire depuis le temps que je l’observe, et depuis le temps que je connais les comme elle. Arrête de délirer Gégé ! elle te foutra pas un pain ! elle est pas folle !
Je sais pas ce que j’ai dit là mais je crois bien que c’est le vrai problème ça donc. Est-ce qu’elle est folle la gosse ? Elles sont toutes folles peut-être ? J’aime les folles ? Les fous ? c’est pas possible d’aimer que des fous. Je suis pas d’accord. Il y en a qui me chambrent et qui me disent ça. Mais c’est pas possible. Peut-être un fou lui-même, il aime que les fous. Mais moi non, c’est pas possible. Puis ce serait triste quand même. Ou alors très marrant, c’est vrai, j’avais pas vu les choses comme ça. Ca décoince les fous.Ca défoule. Après, ce que je sais vraiment moi, c’est plutôt rien. Je suis pas neurologue ou truc comme ça du cerveau. Je suis pas contre. Les fous, je suis pas contre. Partout, ça fait trop. Un peu, je suis même pour.
Mais je peux pas croire qu’elle est folle la gosse. Elle est tellement belle ! C’est pas possible d’être aussi beau quand on est fou. En même temps, y a des très normaux très moches. C’est pas malin mon histoire. Je sens que je vais pas m’en sortir.
Si je réfléchis bien, j’ai jamais rencontré de folles. Des fous oui. Des folles non. Et en même temps, c’est bizarre quand même. Ca cloche ce truc. Y a pas plus de fous que de folles et y a plus de femmes que d’hommes. Je compte pas les alcoolos et les vieux hein ! C’est flippant ! Ca veut dire que je suis pas net !
Merde alors !

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