Je m’imagine toujours une réserve à douleurs, bien rangées et domptées. Et la plupart du temps, l’illusion fait effet.
Toute illusion n’est pas à jeter. Je les cultive, les illusions vitales. Elles se partagent équitablement ma solidité avec les rationnelles. Sans illusion je serai morte. Illusions variées et colorées qui font swinguer l’existence. De la rêverie au désir le plus improbable. Qui n’existera jusqu’à la fin que pour ne jamais devenir. Un horizon régulier, sûr, un reflet de soi. On le perd de vue parfois, même longtemps. Et au détour d’une lente métamorphose, il reparaît. Sans illumination et sans triomphe. Il est confiant. Je ne le repère pas dans le paysage changeant des jours successifs, mais il est là quelque part. Coincé derrière l’armoire, sous le bureau près de la poubelle, dans le viseur du radar… C’est un increvable.
Cette réserve à douleurs, c’est un outil. C’est mécanique, comme tout le raisonnable. 1+1 =2 et roule ma poule ! Les bonnes périodes l’intègrent absolument dans leurs rouages scientifiques. Les mauvais trips se rebellent et l’explosent en plein vol. Les douleurs se répartissent comme elles l’ont toujours fait, d’un bout à l’autre du corps massacré par les années. Je me suis dit que j’étais bien poissarde. Raturée de partout. Balafrée en croix sur le torse. Interdit de respirer, à moins de ptites bouffées nourrissonnes. Et puis, j’ai relevé le nez un peu plus loin que son bout. Les autres ne sont rien mieux lotis. Et je suis comme tout le monde, on double les épaisseurs quand les traces regonflent et se montrent à nouveau.
La peau rassérénée se tortille en torsades rougeaudes. Elle s’entortille dans ses propres couches. Ca fait des bosses. Ce n’est pas tant le contact avec l’extérieur qui fait mal. C’est en interne que ça chocotte. Le sang qui vrille et fonce, qui brûle à chaque passage, avec son impulsivité habituelle, les organes qui ronchonnent et s’agitent, opprimant la blessure, et tous les autres en ébullition. Douleurs impénétrables, impalpables. Le soulagement de pouvoir frotter, appuyer une douleur et la sentir s’évanouir quelques instants. Mais ici, hormis m’ouvrir chaque membre et chaque morceau comme le boucher découpe, je ne vois pas de soulagement. Je sais maintenant que là, cette idée fausse est illusoire et c’est un bien que de la voir surgir à l’acmé du mal. Elle décharge, elle vomit la souffrance. Elle prend le mal à l’origine. Elle n’essaye pas des stratégies alambiquées et inutiles. Elle doit rester secrète. Elle perd tout son pouvoir à l’air libre. Entre humains. Je la savoure, avec un arrière goût sadomasochiste pas détestable. Ça révolte, ça fait crier ses grands dieux le SM, mais qui peut affirmer qu'il n'est pas animé de fantasmes de cet ordre, pas nécessairement sexuels d'ailleurs ? Mes congénères haïssent quand je dis ça. Une petite pointe de sadisme de ma part à répéter tout calmement cette "vérité psychique". Bien sûr que j'enfonce encore un peu le clou avec ma "vérité", et ce n'est pas sans séduire ma douleur. Pendant ces quelques instants, je n'ai plus rien senti. J'étais tournée vers mes interlocuteurs et je me suis oubliée. Quel pied ! Du coup, c'est vrai, je dois me retenir de ne pas profiter de ceux qui croisent mon chemin pour un moment fluide.
Mais ce que je ne dis pas, encore moins plutôt, c'est que je ne déteste pas les retours à ce corps lacéré. J'ai beau avoir rugi, bêlé, bubullé, contre cette malédiction, c'est avec lui que j'ai grandi et à défaut de jolies courbes pleines de santé, j'ai fait mon allié d'un tout pourri. Je ne m'en suis pas rendu compte. Il a fallu que ça s'arrête, que ça se calme. Pour que je sache que mon ennemi désigné, de toujours, avait soutenu ma vie.
Alors toutes ces déchirures, les miennes et uniques, je les dorlote autant que possible dorénavant. Je ne les trouve pas moins douloureuses. Si je me penche vraiment sur la question, en fermant les yeux consciencieusement, les plaies rouvertes sifflent toujours aussi fort. Elles n'ont pas davantage de sens qu'auparavant. C'est juste moche et pénible. Faut se l'avouer ! Mais mais mais ! elles servent à quelque chose. Elles se postent à l'autre bout de mon stylo et elles dictent la mine. Ce sont les seules qui la font glisser aussi doucement. Les seules qui donnent autant l'impression d'avoir gagné sa journée quand elles ont pris forme. Elles ne sont pas jolies. Des laiderons à vie. C'est comme ça. Elles acceptent pourtant de se laisser rafistoler, sans se trahir, mais maquillées et combinées et enveloppées par le crayon magique. Elles n'étaient pas comme ça avant. Elles étaient raides et cinglantes. Il ne fallait pas dire un mot plus haut que l'autre et ne surtout proposer aucun changement au statu quo subtil qu'elles avaient établi. Elles étaient vieilles filles en ceinture de chasteté, vieilles tantes incorruptibles.
Et j'ai rencontré de bonnes personnes, qui ne les ont pas rejetées, qui leur ont laissé la place qu'elles exigeaient. En arguant du fait que tout le monde en même temps, cohabitation pacifique, était possible, vraiment pourquoi pas ? Elles en sont restées comme deux ronds de flanc. Et elles ont signé l'armistice. Alors, pas tout de suite. Il a fallu leur expliquer de a à z, avec bienveillance. Moi parfois, j'ai perdu patience. Mais on m'a retenue et on m'apaise encore quand les vieilles cicatrices m'irritent.
Prochaine étape : permis en circulation libre en période zen. Pas de craintes de tapages nocturnes ou troubles à l'ordre public.
Un peu de confiance en ses démons en somme.
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