J'ai eu un moment de doute après l'avoir embauchée Anna. Je n'ai d'ailleurs jamais autant hésité dans toute ma carrière. J'ai pris le risque parce que ce qui me freinait n'était pas du ressort du professionnel. Et question de dignité, je ne voulais pas en faire une affaire personnel, je ne suis pas pour être effrayé ou trop surpris. En réalité, j'en ai fait une affaire très personnelle. Puisque je l'ai choisie elle, parmi des dizaines d'autres, la plus bizarre, la plus rigide, la plus immobile. La plus intrigante aussi. Les femmes me font toujours un effet bœuf quand elles sont étranges. J'ai peur, je ne l'avouerais pas même sous la pire des tortures, et puis j'essaye d'amadouer la bête jusqu'à me trouver dans son camp. J'userai de tous les stratagèmes qui sont à ma portée. On me traiterais de manipulateur que je répondrais fermement : non et non ! Je mets aussi ma tête à prix et je n'en sors jamais indemne. Pas forcément en mal, mais je ne suis plus le même une fois que j'ai connu une de ces femmes étranges.
Anna n'est pas une mince affaire, en plus d'être devenue illico personnelle. Cela fait quatre années qu'elle travaille chez nous, je n'ai pas avancé d'un millimètre dans son monde. Il est hermétique. Et en même temps pas complètement puisque j'ai envie d'y entrer et de l'observer de l'intérieur. Bref, concrètement, c'est assez risible. Régulièrement, je repars à l'assaut de cette forteresse lilliputienne. Je m'approche. Elle le sait. Rien ne lui échappe. C'est agaçant. Je me suis emporté contre elle une fois à ce propos. Encore une fois, très personnelle. Une erreur avait été commise et il était impossible de tracer précisément où elle s'était produite et par qui. Et cela n'était pas mon objectif. Même si j'en avais d'abord eu envie. Mais comme toujours, je me suis maitrisé et j'ai tenté de faire au mieux. Anna, elle, avait mené sa petite enquête. Plutôt conséquente d'ailleurs. Et elle avait interrogé tous ses collègues. Qui s'étaient tous pris à son jeu. Elle ne l'avait pas fait dans un but de délation. Anna n'a que faire d'accuser et tous les individus sont identiques pour elle, semble-t-il. Mais c'est la tâche que représentait chaque individu qui l'intéressait et le dénouement rationnel de l'énigme de notre erreur d'équipe. Elle a refusé d'appeler ce faux-pas une erreur d'équipe. Elle a refusé catégoriquement. Elle a nié avoir quoi que ce soit à voir dans ce problème. Et elle l'a démontré par a + b, schéma à l'appui, devant tout le monde. La difficulté, qu'elle n'a pas saisi une seule seconde et qui m'a exaspéré, c'est qu'elle a alors créé une tension entre ses collègues. Parce que chacun sait que l'on cherche tous un coupable, qui n'aime pas les coupables ? Tout devient simple avec un coupable. Même pour celui qu'on accuse. Les rôles de chacun sont définis et nets. Mais je n'aime pas cette facilité. Non tant que le bien-être de mes employés me préoccupent réellement, mais cela entre en jeu dans le travail fourni, on ne peut pas le nier. Et j'aime quand les choses ne sont pas si faciles. Le catégorique m'aveugle. Et je finis par fermer les yeux et m'endormir. Donc ne plus rien maîtriser. Et je n'aime pas ça. Je veux savoir ce qui se passe et être de la partie. Qui plus est, en sus de tout cela, eh oui, elle saccageait tout mon beau travail de manager. J'ai attendu de voir si quelqu'un réagissait autour de cette tablée d'informaticiens. Tout le monde était soit sur la défensive, bras croisés, enfoncé dans son siège, la mâchoire inférieure en avant. Prêt à se castagner en somme. Soit tête baissée recroquevillé au-dessus de ses feuilles nerveusement gribouillées. Mais tout le monde s'est tu. Anna avait foncé sur l'immense fragilité du groupe humain et l'avait déterrée, alors que tous nous essayions de la masquer et de l'embellir. Elle était dans le vrai. Mais pas dans le juste. J'aurais préféré que quelqu'un s'interpose. C'est bien pour cela que j'ai patienté encore un peu. Rien. Silence de mort. Patrick a essayé de la faire taire, à coups d'œillades explicites. En vain. Elle a même failli lui en dire quelque chose, là devant tout le monde. Et Anna qui me fixe de plus belle, attendant mon verdict. Je lui ordonne de s'asseoir, sans façons. Autoritaire. Les autres sursautent. Elle me regarde l'air dégoûtée, comme si elle avait été trahie. Je me lève à mon tour. Je me dirige vers son schéma et l'efface consciencieusement du tableau, jusqu'à la dernière miette. Je pose mes mains sur la table. Je vérifie que tous me regardent, même par en-dessous. Et je me mets à hurler, comme un veau : "Est-ce que quelqu'un va me dire ce qui se passe ici ? Je remets donc quelques règles au clair : nous sommes une équipe et nous travaillons ensemble, nous sommes tous responsables du produit fini. Je ne veux pas, n'est-ce pas Anna, d'accusation nominative ! Cela ne se passe pas ici de cette façon. Est-ce clair ?" Et je passe volontairement en revue chacun, "Patrick ? Anna ? Stéphane ? Nicolas ? Olivier ? Javier ? Manu ? Ahmed ? Didier ?" Tous hochent la tête pour signifier qu'ils ont compris. Anna s'y soumet avec une colère non dissimulée. Elle me défie tout en acceptant la réprimande. Pendant quelques jours, elle ne m'a pas adressé un mot. Je crois qu'elle n'a vraiment pas compris mon intervention. Je sais que Patrick a fait son possible de son côté, mais elle n'a pas voulu entendre. Puis tout est rentré dans l'ordre. Un an après, elle a demandé un rendez-vous avec moi. Elle s'est excusée pour cet incident. Tout est comme ça avec Anna, à contre-temps.
Je disais donc que je continue de tenter ma chance auprès d'Anna. Non pas que je veuille la séduire. Elle a l'air d'une petite fille, je me sentirais pédophile à la toucher. Mais je veux comprendre. Et je n'y parviens toujours pas. Je me suis vu chercher même des renseignements sur elle sur Facebook et autres sites du genre. Rien. Un fantôme. Quand je m'approche d'elle pour lui parler. Elle prend automatiquement ses distances. Physiquement et verbalement. Elle m'appelle Monsieur, ce que plus personne ne fait dans l'équipe. Elle insiste sur les Monsieurs, comme si j'étais un roi. C'en est comique parfois. Parfois, je me sens mal à l'aise. Je ne sais pas de quoi dépendent ces impressions. Je n'arrive pas à saisir ce qui influe ainsi aussi variable et sur mes réactions quand je suis auprès d'elle.
Ce mystère m'occupe tous les jours.
J'aime les femmes étranges.
Les folles.
Les prostitués.
Les illuminées.
Les religieuses.
Les déjantées.
Les PDG.
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