Le conte de notre narcissique modernité
Les
prénoms épicènes ne se cachent pas derrière de jolis
personnages et de beaux décors. Ils sont asexués, nus. Ils
annoncent un récit aussi acerbe que l'apparence en est lisse. Ne
vous laissez pas berner par le calme qui prévient ce qu'on sait.
A
son habitude, Amélie Nothomb écrit un monde sans superflu,
apparemment simple et calme. Presque tendre au début. Mais les
personnages sont des prétextes, des images et leur aventure vaut
pour ce qu'elle questionne. Calme histoire dans son inouïe violence.
Douceur muée en brutalité insipide. D'autant plus sidérante
qu'elle n'a ni odeur ni saveur. Une violence déniée, sans bruit,
qui laisse coi et sans larmes. Dans ce nouveau roman, la cruauté que
la narratrice expose froidement, du moins rationnelle et
scientifique, est un mal dont on parle beaucoup : l'emprise et
la manipulation. Le couple est pathologique, la famille est
potentiellement un enfer et l'écrivaine ose une fois encore attaquer
ce tabou de la famille-haine. La famille est un potentiel mouroir et
en écrire la réalité est un engagement. Peut-être n'est-ce pas le
but de l'auteure. C'est une lecture en tout cas et qui ne peut
laisser indifférent.
Alors,
bien sûr il est possible de parler de la forme de conte que prend ce
récit et de son aspect évanescent. Car en effet, l'atmosphère de
ce roman est d'une fluidité déconcertante. Le cœur nous échappe,
la lecture en est trop facile. On reste impatient, mécontent de
soi-même et l'on cherche. Mais voilà, il s'agit bien plutôt d'un
conte, cruel comme il se doit, suivant un chemin bien connu de chacun
d'entre nous, lecteurs, passé et repassé. Alors traversons le
miroir de l'histoire de famille et observons tous les détails.
L'on
retrouve avec plaisir en ce qui nous concerne ce personnage d'enfant
doué, trop doué. L'enfant si jeune, Épicène, qui sait déjà et a
compris ce que les relations signifient et ce que les adultes se
refusent à voir et surtout à dire. Elle se tait. Elle opte pour le
silence, comme la plupart des enfants. L'enfant est ici comme
ailleurs le meilleur menteur bien intentionné qui soit, protecteur
sans limites des adultes qu'il aime. L'enfant n'est pas un innocent
mielleux. Il est un acteur invisible du meilleur et du pire. Épicène
opte pour le silence mais le silence ne prend—il finalement pas
possession d'elle ? Comme de tous ceux qui l'entourent.
Puissance maléfique par excellence.
Se
déroule la vie de Dominique et Claude, parents d’Épicène,
porteurs (sains ?) de ces prénoms précisément épicènes. Ils
donnent leur titre au livre. Ils en sont les héros ? Eux ou
leur costume de lettres ? Aussi réels qu'ils puissent être,
aussi réel qu'un livre puisse être. En revanche, impriment-ils leur
empreinte à leur propre vie ? A travers le prisme du prénom
bon pour tous, prêt à tous les usages, invariant, dépossédé
l'auteure interroge sans doute l'homme pantin, la femme poupée, les
humains prisonniers de leurs croyances et de leur haine.
Ce
jeu avec les prénoms est ici porté à son comble et toute une
symbolique, comme nous l'avons vu ci-dessus, s'y déguise. L'enfant
Épicène en est l'acmé, le début et la fin de la chute, le point
d'orgue du scénario.
La
rancœur, pour ne pas dire plus, l'esprit de vengeance et tous les
actes auxquels ils mènent tous deux font croire à un sens et un
but. Leurres addictifs immensément répandus. La morale au sens de
celle que contient un conte, entendons-nous bien, est peut-être
banale de prime abord. Pourtant, terriblement utile dans cette époque
où le Fort et le Courageux balayent l'émotion sans adrénaline
comme une vulgaire pleureuse : « la personne qui aime est
toujours la plus forte. » (p.132) Détermination sans pitié,
passages à l'acte, sensations fortes, impulsions, désir désir
désir sans obstacles, comme tout cela enivre ! Qu'en reste-t-il
au final ? A nous de voir et soupeser sans préjuger de rien.
Amélie
Nothomb, Les prénoms épicènes – Editions Albin Michel –
9782226437341 – 17,50€
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