lundi 6 août 2018

Jeanne Benameur, Laver les ombres, Editions Actes Sud

        Un jour, on se met à une lecture et c’est un feu d’artifice. Silencieux. Pour les autres sans doute apparemment sérieux. En réalité, un émerveillement puéril. Puéril au sens propre du terme, sans péjoration aucune. Un émerveillement intact.
L’on sait tous combien l’émerveillement est une naïveté socialement méprisée. Mais lorsqu’on lit, qu’importent les jolis et respectables codes à respecter ! La littérature est bien plus douée que le politiquement correct. Explose donc, sans même parfois que l’entourage très proche ne s’en aperçoive ou n’en soit informé, le lecteur peut être imperturbable, un feu d’artifice. À chaque page, on se demande ce que l’on n’aime pas, ce qu’on pourrait laisser de côté pour ne pas trop s’encombrer. Parce qu'on voudrait se souvenir de ce qui Il faut garder de la place. En fit, il reste toujours de la place. Le lecteur détient son sac de Merlin l’Enchanteur. Du coup, on ne fait l’économie de rien et tout le livre se retrouve noir de réactions en marge ou carrément insérées. Entrées dans le texte. Parce que le silence pourquoi pas ? Mais contenir cet émerveillement reste une tâche extrêmement ardue. Est-elle d’ailleurs souhaitable ? 

           Précisément, il existe cette sorte de jouissance à demeurer avec son secret. Cette intimité du livre, cette trahison que certains y pourraient voir, non sans raison, dans le lien profond et puissant qui se noue entre le lecteur et son livre. Entre le lecteur et le narrateur. Entre le lecteur et l’auteur, qui finit toujours par intriguer dans ce plaisir flamboyant sans un bruit.
Laver les ombres fut de ces livres où je me suis dit toutes les minutes, "j'aurais pu écrire ça !" Non que j'en aie été capable, là n'est pas la question. Proust m'a fait penser de la même manière et qui peut prétendre l'égaler sans une arrogance démente ? Seuls les autres pourront en faire le constat. De toute façon, c'est un bien trop drôle de bonhomme pour être reproduit… "J'aurais pu écrire ça !" "J'aurais pu dire cela !". Et c'est un univers commun qui s'ouvre, cette intimité ineffable, comme le sont les immenses jouissances. Les mots ne se cherchent pas. Il ne s'agit que de vivre.

         Jeanne Benameur chorégraphie le corps. Elle le fait danser d'une génération à l'autre, d'un espace à l'autre, d'un lien à l'autre. Le corps, ce bateau qui tient la mer quelle qu'en soit la tempête. 
C'est le corps observé, à la loupe.
Le corps écouté dans ses moindres remous.
Le corps suivi dans ses plus grands tourments.
Le corps est un ravageur.
Il n'a de pitié pour personne. Mais il renferme l'histoire. 
En elle, aussi invisible que l'émerveillement du lecteur, le corps de la mère s'enchâsse.  Elle ne veut pas d'enfant. Mais elle en porte déjà un. Elle porte la honte et la peur. Des enfants gâtées qui ne laissent leur place à quiconque. 
Elle arme son corps pour battre l'histoire. Mais le corps de la mère et ses silences en gestes ont donné le la. Lea danse encore et encore pour combler ce silence et faire reculer les deux petites filles pourrisseuses qu'elle nourrit malgré elle. Anthropophages. 

          La danse, le corps qui écrit. Non ! le corps est écrit comme le livre de l'écrivain en lui. Le corps est marqué de l'intérieur. L'on peut ne pas vouloir le voir. Mais l'artiste qui danse ou qui écrit ne laisse plus le regard glisser et se donne à voir : il retourne la peau "tatouée de l'intérieur".
Lea, quand elle danse réécrit encore et encore l'histoire de sa mère. Elle fait parler son corps. Elle exprime leurs corps et la mère ne peut tenir le spectacle. Elle ferme les yeux sur sa honte et sa peur en scène. Elle a transmis ce qu'elle voulait enfouir. Elle l'a transmis au plus profond de son être à sa fille. Et elle, ignorante, danse le corps de sa mère et répète à l'infini son drame pour s'en libérer.

Quand la mère finit par parler, Lea s'arrêtera-t-elle de danser ? De les écrire ? Sans doute pas. C'est ainsi qu'elle existe désormais. Plus jeune, elle aurait sans doute arrêter. Elle n'en aurait plus eu besoin. Aujourd'hui, à 40 ans, elle continue d'habiter le monde en écrivant la danse. Les mots parlés ont trop tardé. Ils vibrent oui. Mais ils ne la diront jamais aussi bien que son corps en mouvement.

On ne sait plus au final si la danse écrit, si l'écrit danse. Si la danse raconte ou si l'histoire se danse. Les deux ne sont qu'une, langage, du corps.
L'écriture se danse sur le papier.
Le rythme.
La respiration.
Sans qu'on s'en rende compte…
Danser les livres.

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