L'étranger
et l'écrivain
Accueillir,
être accueilli ; lire, être lu ; écrire, être écrit ;
les deux côtés du miroir. Émilie de Turckheim nous promène dans
l'aventure improbable de l'exilé qu'elle réfugie dans son foyer,
qu'elle protège comme son enfant et qui bouleverse son monde et sa
langue.
Emilie
de Turckheim n'est ici pas celle que l'on attend. Elle surprend. Elle
n'est pas ironique ni provocante comme elle peut l'être dans ses
romans. Elle n'a pas ce rythme déroutant. Elle témoigne ici en son
nom propre et l'on voit apparaître la personne et l'émotion sans
fard derrière l'auteure à travers une expérience humaine hors du
commun.
En
effet, c'est l'accueil d'un réfugié afghan dans une famille
française que nous est raconté de l'intérieur. L'on a lu et
entendu des récits de ceux qui vivent l'exil et l'étrangeté
absolue en fuyant leur pays en sang. Mais voilà un point de vue
véritablement original pour aborder ce thème. Il y a celui qui vit
le drame mais il y a aussi en face de lui, celui qui tente de
l'adoucir et qui, secrètement, rêve de le faire s'achever,
peut-être combler « le manque tentaculaire d'une mère »
(p.57). Être accueilli oui, on en connaît ou intuitionne les
difficultés, mais accueillir en tant que personne ? Non en tant
que pays et en termes politiques mais en tant qu'individu.
L'accueillir est un art, « un voyage joyeux » (p.146)
qu'à la lecture de ce récit nous ne pouvons qu'avouer ignorer.
L'avons-nous oublié en croyant évoluer ? C'est une autre
question.
L'émotion
est intense et presque permanente au long des pages qui se tournent.
Des morceaux choisis de l'existence partagée de la famille de
Turckheim et Reza-Daniel. Les moments d'intensité. On imagine qu'il
y a tous ces autres moments presque habituels que nous n'avons pas
sous les yeux. Mais peut-être aussi que l'auteure veut nous faire
entendre que l'habitude n'a pas sa place dans cette expérience-là
et que l'émotion est à tous les coins. Des émotions méconnues et
tripales.
Il
n'y a pas de doute, en ouvrant un livre d'Emilie de Turckheim, l'on
ne s'attend pas à cette sorte d'émotion-là. Qui plus est, voilà
une vie intérieure que l'on s'arrange souvent pour éviter. Trop
exigeante. Trop tourmentée. Le lecteur doit donc prendre le temps de
s'accoutumer à cette intensité et ne pas s'en protéger comme il
serait plus aisé de le faire. Accepter ces émotions et les
incongruités de deux mondes qui se rejoignent. Accepter de se
laisser toucher. Le Prince à la petite tasse ne ménage pas
son lecteur là-dessus et implique une nouvelle expérience aussi
pour celui qui le lit. Reza, dont elle dresse le portrait fait
nécessairement chavirer, à un moment ou un autre et c'est grâce à
lui que les gonds sautent brutalement. A chacun son moment et sa
sensibilité. Celui-ci par exemple ? « Et voilà que sort
de sa bouche cette parole inimaginable : « Pardon pour
toutes les fois je ne pas compris. » » (p.192) ou
celui-ci : « Il sait ce que fuir veut dire. Avoir le corps
pour seul abri. Avoir comme monde entier son propre corps . »
(p.23)
C'est
également le journal d'un écrivain que l'on découvre. L'auteure ne
se cache de rien. Du moins, l'on en a l'impression. Elle est celle
qui vit dans un océan de livres et qui écrit dès 4h du matin. Elle
intercale les poèmes qui racontent la vie, qu'elle doit écrire pour
raconter la vie. Lire, écrire, les mots, la langue partout tout le
temps, sont une façon de vivre et la rencontre de Reza, son
existence de survivant improbable interrogent : « Ecrire
ou accueillir, il faut choisir » (p.33)
De
fait, le lecteur va lui aussi à la rencontre d'une personne qu'il
n'aurait pas soupçonnée. Celle qui existe derrière la main qui
écrit, derrière celle que l'on s'imagine avec volupté en évoquant
un nom sur une couverture. L'écrivain et la personne réellement
vivante ne sont jamais les mêmes. Proust nous avait bien prévenus
mais qui ne s'y laisse pas prendre ? L'humain a mille visages.
Émilie
de Turckheim, Le Prince à la petite tasse – Editions
Calmann-Lévy – 9782702158975 - 17€
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