vendredi 17 août 2018

Emilie de Turckheim, Le Prince à la petite tasse, Editions Calmann-Lévy


L'étranger et l'écrivain


Accueillir, être accueilli ; lire, être lu ; écrire, être écrit ; les deux côtés du miroir. Émilie de Turckheim nous promène dans l'aventure improbable de l'exilé qu'elle réfugie dans son foyer, qu'elle protège comme son enfant et qui bouleverse son monde et sa langue.

       Emilie de Turckheim n'est ici pas celle que l'on attend. Elle surprend. Elle n'est pas ironique ni provocante comme elle peut l'être dans ses romans. Elle n'a pas ce rythme déroutant. Elle témoigne ici en son nom propre et l'on voit apparaître la personne et l'émotion sans fard derrière l'auteure à travers une expérience humaine hors du commun.
En effet, c'est l'accueil d'un réfugié afghan dans une famille française que nous est raconté de l'intérieur. L'on a lu et entendu des récits de ceux qui vivent l'exil et l'étrangeté absolue en fuyant leur pays en sang. Mais voilà un point de vue véritablement original pour aborder ce thème. Il y a celui qui vit le drame mais il y a aussi en face de lui, celui qui tente de l'adoucir et qui, secrètement, rêve de le faire s'achever, peut-être combler « le manque tentaculaire d'une mère » (p.57). Être accueilli oui, on en connaît ou intuitionne les difficultés, mais accueillir en tant que personne ? Non en tant que pays et en termes politiques mais en tant qu'individu. L'accueillir est un art, « un voyage joyeux » (p.146) qu'à la lecture de ce récit nous ne pouvons qu'avouer ignorer. L'avons-nous oublié en croyant évoluer ? C'est une autre question.
        L'émotion est intense et presque permanente au long des pages qui se tournent. Des morceaux choisis de l'existence partagée de la famille de Turckheim et Reza-Daniel. Les moments d'intensité. On imagine qu'il y a tous ces autres moments presque habituels que nous n'avons pas sous les yeux. Mais peut-être aussi que l'auteure veut nous faire entendre que l'habitude n'a pas sa place dans cette expérience-là et que l'émotion est à tous les coins. Des émotions méconnues et tripales.
       Il n'y a pas de doute, en ouvrant un livre d'Emilie de Turckheim, l'on ne s'attend pas à cette sorte d'émotion-là. Qui plus est, voilà une vie intérieure que l'on s'arrange souvent pour éviter. Trop exigeante. Trop tourmentée. Le lecteur doit donc prendre le temps de s'accoutumer à cette intensité et ne pas s'en protéger comme il serait plus aisé de le faire. Accepter ces émotions et les incongruités de deux mondes qui se rejoignent. Accepter de se laisser toucher. Le Prince à la petite tasse ne ménage pas son lecteur là-dessus et implique une nouvelle expérience aussi pour celui qui le lit. Reza, dont elle dresse le portrait fait nécessairement chavirer, à un moment ou un autre et c'est grâce à lui que les gonds sautent brutalement. A chacun son moment et sa sensibilité. Celui-ci par exemple ? « Et voilà que sort de sa bouche cette parole inimaginable : « Pardon pour toutes les fois je ne pas compris. » » (p.192) ou celui-ci : « Il sait ce que fuir veut dire. Avoir le corps pour seul abri. Avoir comme monde entier son propre corps . » (p.23)

      C'est également le journal d'un écrivain que l'on découvre. L'auteure ne se cache de rien. Du moins, l'on en a l'impression. Elle est celle qui vit dans un océan de livres et qui écrit dès 4h du matin. Elle intercale les poèmes qui racontent la vie, qu'elle doit écrire pour raconter la vie. Lire, écrire, les mots, la langue partout tout le temps, sont une façon de vivre et la rencontre de Reza, son existence de survivant improbable interrogent : « Ecrire ou accueillir, il faut choisir » (p.33)
De fait, le lecteur va lui aussi à la rencontre d'une personne qu'il n'aurait pas soupçonnée. Celle qui existe derrière la main qui écrit, derrière celle que l'on s'imagine avec volupté en évoquant un nom sur une couverture. L'écrivain et la personne réellement vivante ne sont jamais les mêmes. Proust nous avait bien prévenus mais qui ne s'y laisse pas prendre ? L'humain a mille visages.


Émilie de Turckheim, Le Prince à la petite tasse – Editions Calmann-Lévy – 9782702158975 - 17

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