Danse, chante et tu sauras qui tu es
Roman
gargantuesque, subtile comédie musicale, touche-à-tout, savamment
construit, piquant les questions de notre société occidentale, sans
ambages, sans ambiguïté. Swing Time ressemble à un énorme
éventail déployé au-delà de notre pouvoir de lire. Chapeau bas.
La
danse, ici celle de Zadie Smith commence et termine ce monde. Et dans
sa chorégraphie, l'on peut vivre trente vies à travers le monde
entier. La roue tourne dans tous les sens et le cycle s'achève sans
prophétie à la clef. C'est bien plutôt la finesse de la nuance que
chante et danse ce roman. Alors en voilà quelques bribes aussi
fidèles que possible au foisonnement engagé de Swing Time.
Une
narratrice qui devient notre guide, une partie de nous-mêmes. Elle
nous attache, ne nous ligote pas, ne nous heurte pas, ne nous
bouscule pas mais on en oublie son prénom... Elle n'est pas
insipide. Elle sait raconter ce qui doit l'être, en personnage
secondaire de toutes ses vies, pourtant bien voix première de ce
récit. Elle n'en est pourtant pas l'héroïne. Le projet la dépasse
encore davantage que les autres peut-être. Ou alors elle l'est bien
plus que tous, jeune métisse, complexe singulier, tête penchée
interrogative, avec le sentiment de l'importance « de se
considérer soi-même comme une espèce d'étranger, afin de rester
libre de tout préjugé par rapport à son propre cas. »
(p.133)
Précisément
jeune métisse, trop noire en Angleterre, pas assez en Afrique, pas
violemment discriminée mais très nettement mise dans une case,
jamais la même, toujours changeante selon le lieu du monde où elle
se trouve, ou même le quartier d'une ville où elle déambule. Où
est-elle chez elle ? Où sont ses pairs ? Partout et nulle
part. Son métissage est unique et toutes les sociétés
l'identifient à partir de cela. Sans s'en tenir bêtement là mais
c'est à en perdre le tête. Elle la garde pourtant sur les épaules
grâce à ses doutes et son auto-dérision.
Il
y a cette mère et son discours sur l'importance des origines, de son
Histoire mais, nuance notre guide, « sans être déformée par
elle » (p. 447) : savoir d'où l'on vient... oui mais
quand aucun regard porté sur vous n'est le même ? Hormis si
vous vous en tenez à votre pâté de maison originel. Et là, le
poids de la classe sociale s'abat et dessine une fatalité. Ou ce
qu'on croit tel.
Le
déterminisme de classe ou non, les chances et malchances de la vie
familiale, l'éducation, la personnalité de chacun, tous ces
éléments conjugués qui tracent une route. Swing
Time nous raconte ce
que chacun peut devenir ou pas avec ce dont il dispose au départ,
avec son origine sociale, géographique, avec ses ressources propres
et l'aura de son éducation. Sans doute que l'idée que l'on garde au
final est, non que l'origine sociale scelle un destin, mais que c'est
l'éducation qui marque au fer rouge. L'éducation résonne comme un
tambour de la plus petite enfance à l'âge adulte, encore et encore.
Et elle fait de nous bien davantage que ce l'on voudrait bien
reconnaître.
Les
éducations et les classes sociales s'affrontent à travers tous les
personnages, leurs choix de vie et leur trajectoire plus ou moins
prévisible. Et Zadie Smith ne prend pas de gants pour nous montrer
que cela concerne en premier lieu les enfants et ce que nous appelons
leurs amitiés. Les deux petites filles métisses du cours de danse
qui se lient de tendre amitié ? Non, cette amitié est d'emblée
cruelle et ce n'est pas l'attachement du cœur qui compte mais ce que
ce lien apprend sur la vie. L'amitié enfantine pleine d'enjeux de
pouvoir et reflet des luttes parentales, sociétales. L'amitié
enfantine sans innocence, la dominante, la dominé et la vie qui
s'ensuit et glisse.
Toute
relation est ici semée de lutte de pouvoir, de hiérarchie, d'images
sociales et de malentendus. Chassés-croisés de vies qui cavalent
dans un sens ou un autre, s'entremêlent et se détachent, se
rapprochent de manière insensée, sans amertume. Mais toujours un
pourquoi ?
Il
y a aussi le star-système, le pouvoir de l'argent, « la
culture du cadeau » (p.100), l'injonction au bonheur, les
amours croisés, les infranchissables fossés culturels et tous les
deuils qui construisent peu à peu ces personnages.
Mais
au final, la danse la danse la danse. C'est là que les racines
s'ouvrent et se creusent, le rêve et l'espoir se déploient,
l'expression et le langage s'épanouissent, sans un mot, le corps qui
tisse les liens entre les vivants. La danse qui tisse les fils de ce
texte qui lui rend un hommage amoureux.
Zadie
Smith, traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, Swing
Time – Editions
Gallimard – 9782072701696 – 23,50€
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