mercredi 22 août 2018

Zadie Smith, Swing Time - Editions Gallimard


Danse, chante et tu sauras qui tu es




Roman gargantuesque, subtile comédie musicale, touche-à-tout, savamment construit, piquant les questions de notre société occidentale, sans ambages, sans ambiguïté. Swing Time ressemble à un énorme éventail déployé au-delà de notre pouvoir de lire. Chapeau bas.

La danse, ici celle de Zadie Smith commence et termine ce monde. Et dans sa chorégraphie, l'on peut vivre trente vies à travers le monde entier. La roue tourne dans tous les sens et le cycle s'achève sans prophétie à la clef. C'est bien plutôt la finesse de la nuance que chante et danse ce roman. Alors en voilà quelques bribes aussi fidèles que possible au foisonnement engagé de Swing Time.

Une narratrice qui devient notre guide, une partie de nous-mêmes. Elle nous attache, ne nous ligote pas, ne nous heurte pas, ne nous bouscule pas mais on en oublie son prénom... Elle n'est pas insipide. Elle sait raconter ce qui doit l'être, en personnage secondaire de toutes ses vies, pourtant bien voix première de ce récit. Elle n'en est pourtant pas l'héroïne. Le projet la dépasse encore davantage que les autres peut-être. Ou alors elle l'est bien plus que tous, jeune métisse, complexe singulier, tête penchée interrogative, avec le sentiment de l'importance « de se considérer soi-même comme une espèce d'étranger, afin de rester libre de tout préjugé par rapport à son propre cas. » (p.133)
Précisément jeune métisse, trop noire en Angleterre, pas assez en Afrique, pas violemment discriminée mais très nettement mise dans une case, jamais la même, toujours changeante selon le lieu du monde où elle se trouve, ou même le quartier d'une ville où elle déambule. Où est-elle chez elle ? Où sont ses pairs ? Partout et nulle part. Son métissage est unique et toutes les sociétés l'identifient à partir de cela. Sans s'en tenir bêtement là mais c'est à en perdre le tête. Elle la garde pourtant sur les épaules grâce à ses doutes et son auto-dérision.
Il y a cette mère et son discours sur l'importance des origines, de son Histoire mais, nuance notre guide, « sans être déformée par elle » (p. 447) : savoir d'où l'on vient... oui mais quand aucun regard porté sur vous n'est le même ? Hormis si vous vous en tenez à votre pâté de maison originel. Et là, le poids de la classe sociale s'abat et dessine une fatalité. Ou ce qu'on croit tel.
Le déterminisme de classe ou non, les chances et malchances de la vie familiale, l'éducation, la personnalité de chacun, tous ces éléments conjugués qui tracent une route. Swing Time nous raconte ce que chacun peut devenir ou pas avec ce dont il dispose au départ, avec son origine sociale, géographique, avec ses ressources propres et l'aura de son éducation. Sans doute que l'idée que l'on garde au final est, non que l'origine sociale scelle un destin, mais que c'est l'éducation qui marque au fer rouge. L'éducation résonne comme un tambour de la plus petite enfance à l'âge adulte, encore et encore. Et elle fait de nous bien davantage que ce l'on voudrait bien reconnaître.
Les éducations et les classes sociales s'affrontent à travers tous les personnages, leurs choix de vie et leur trajectoire plus ou moins prévisible. Et Zadie Smith ne prend pas de gants pour nous montrer que cela concerne en premier lieu les enfants et ce que nous appelons leurs amitiés. Les deux petites filles métisses du cours de danse qui se lient de tendre amitié ? Non, cette amitié est d'emblée cruelle et ce n'est pas l'attachement du cœur qui compte mais ce que ce lien apprend sur la vie. L'amitié enfantine pleine d'enjeux de pouvoir et reflet des luttes parentales, sociétales. L'amitié enfantine sans innocence, la dominante, la dominé et la vie qui s'ensuit et glisse.
Toute relation est ici semée de lutte de pouvoir, de hiérarchie, d'images sociales et de malentendus. Chassés-croisés de vies qui cavalent dans un sens ou un autre, s'entremêlent et se détachent, se rapprochent de manière insensée, sans amertume. Mais toujours un pourquoi ?
Il y a aussi le star-système, le pouvoir de l'argent, « la culture du cadeau » (p.100), l'injonction au bonheur, les amours croisés, les infranchissables fossés culturels et tous les deuils qui construisent peu à peu ces personnages.

Mais au final, la danse la danse la danse. C'est là que les racines s'ouvrent et se creusent, le rêve et l'espoir se déploient, l'expression et le langage s'épanouissent, sans un mot, le corps qui tisse les liens entre les vivants. La danse qui tisse les fils de ce texte qui lui rend un hommage amoureux.


Zadie Smith, traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, Swing Time – Editions Gallimard – 9782072701696 – 23,50

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