Tout
ça est terriblement grave et dramatique. On peut pleurer sur son
sort toute une vie, sans aucun doute. J'ai vécu en actrice tragique
jusqu'à aujourd'hui. Je n'ai que 15 ans et je suis déjà vieille de
cœur. Ridée. Moi qui croyais ne rien être, qui craignais
disparaître tant le miroir des autres me reflétait peu. J'ai cru
que ce qui me manquait était le miroir des autres alors que le mien
faisait défaut. J'avais les mains liées, ou moignons impuissants
qui s'agitent sous les yeux, stupides. Drôles parfois mais jamais
seule ; dramatiques une fois seule, prenant une ampleur
insensée, n'étant plus que ces membres atrophiés, obnubilée par
leur présence, oubliant tout le reste, l'être entier se
contorsionnant pour habiter ces bouts de bras tranchés. C'était mon
propre miroir qui hurlait dans le vide intersidéral. Je l'avais
perdu, d'entrée de jeu. Atrophiée non pas de mes membres, de mes
mains, de mon corps ; atrophiée de mon reflet, m'accrochant
sans comprendre à mon ombre. Leurrée par l'impuissance et artiste
de ma propre amputation, attaqueuse de mon corps, haineuse et
inventeuse de mon infirmité. Les mains et les yeux étaient vides.
Mais ils ont toujours été là, impeccables, ils brillent
aujourd'hui comme des sous neufs, sur l'endroit, sur la face claire.
L'envers est lacéré, labouré en tous sens mais l'endroit ne
peut-il pas faire greffe et laisser enfin l'envers convalescer
tranquille ? Bien sûr que si ! Pas de nouveau drame à
l'horizon. L'endroit s'est réveillé de son long sommeil de belle au
bois dormant.
J'ai
eu peur. J'ai eu peur de sa lumière. Je l'ai tant désiré et puis
plus du tout pour éviter les déceptions et les deuils. J'ai fini
par trembler de frayeur à l'idée qu'il puisse réellement survenir
et prendre sa place en bonne et due forme, lumineux comme l'est la
vie normale. J'ai préféré rester dos à l'endroit, agrippée à
l'envers et à l'ombre, mes plus sûrs compagnons, fiables, toujours
inéchappés. Les seuls qui suscitaient ma confiance, fragile
confiance qui ne pouvait prendre corps que dans le monde de son
contraire, confiance en la méfiance, en l'opacité du verso.
Confiance en l'inconfiance, sûre de ne pas être bernée. Sûre
aussi, après des années, de ne jouir de rien, de vivre pour rien.
J'ai
eu peur de la lumière de l'endroit, de la norme, de ce que j'avais
décidé n'être jamais de mon droit. Peur de voler leur bien aux
légitimes propriétaires, convaincue fermement d'une propriété et
d'un droit de naissance sur l'Endroit. J'ai préféré fuir
l'aventure vivante et garder le silence et l'obscurité de l'envers
pour me sentir exister. Vivoter mais mieux que survivre, affirmais-je
en mon for intérieur.
Il
est temps de rire désormais.
Rire
jusqu'aux larmes, rire de tout, rire de tous, soi en primeur. Rire
sans blesser, sans moquer. Rire de joie, d'amour, d'absurde, de
folie. Rire ou sourire quand le rire n'est pas encore possible, pas
encore de mise, parce que d'un coup l'on ne peut rire de tout. Me
donner le temps d'apprendre à rire, à m'asseoir en tailleur, sage
et calme, et regarder. Et pouvoir rire ou sourire. Pas débile, même
si les autres pourront le croire. Ou bien, je pourrais croire qu'ils
le croient. Et c'est un puits sans fonds qui s'ouvre alors où toutes
les projections et plans sur les comètes sont envisageables et la
chute dans l'abîme paranoïaque, dangereux abîme si cher à la
modernité. Laisser les autres croire que l'on prend les choses
comme elles viennent, qu'on est un peu planant, perché diront
certains, et ne pas se battre contre cette douce déformation. Parce
que le principal n'est pas là. Le principal est de pouvoir rire et
sourire, jusqu'à la mort.
Rire et mourire.
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