mardi 26 décembre 2017

L'endroit de l'envers

Tout ça est terriblement grave et dramatique. On peut pleurer sur son sort toute une vie, sans aucun doute. J'ai vécu en actrice tragique jusqu'à aujourd'hui. Je n'ai que 15 ans et je suis déjà vieille de cœur. Ridée. Moi qui croyais ne rien être, qui craignais disparaître tant le miroir des autres me reflétait peu. J'ai cru que ce qui me manquait était le miroir des autres alors que le mien faisait défaut. J'avais les mains liées, ou moignons impuissants qui s'agitent sous les yeux, stupides. Drôles parfois mais jamais seule ; dramatiques une fois seule, prenant une ampleur insensée, n'étant plus que ces membres atrophiés, obnubilée par leur présence, oubliant tout le reste, l'être entier se contorsionnant pour habiter ces bouts de bras tranchés. C'était mon propre miroir qui hurlait dans le vide intersidéral. Je l'avais perdu, d'entrée de jeu. Atrophiée non pas de mes membres, de mes mains, de mon corps ; atrophiée de mon reflet, m'accrochant sans comprendre à mon ombre. Leurrée par l'impuissance et artiste de ma propre amputation, attaqueuse de mon corps, haineuse et inventeuse de mon infirmité. Les mains et les yeux étaient vides. Mais ils ont toujours été là, impeccables, ils brillent aujourd'hui comme des sous neufs, sur l'endroit, sur la face claire. L'envers est lacéré, labouré en tous sens mais l'endroit ne peut-il pas faire greffe et laisser enfin l'envers convalescer tranquille ? Bien sûr que si ! Pas de nouveau drame à l'horizon. L'endroit s'est réveillé de son long sommeil de belle au bois dormant.
J'ai eu peur. J'ai eu peur de sa lumière. Je l'ai tant désiré et puis plus du tout pour éviter les déceptions et les deuils. J'ai fini par trembler de frayeur à l'idée qu'il puisse réellement survenir et prendre sa place en bonne et due forme, lumineux comme l'est la vie normale. J'ai préféré rester dos à l'endroit, agrippée à l'envers et à l'ombre, mes plus sûrs compagnons, fiables, toujours inéchappés. Les seuls qui suscitaient ma confiance, fragile confiance qui ne pouvait prendre corps que dans le monde de son contraire, confiance en la méfiance, en l'opacité du verso. Confiance en l'inconfiance, sûre de ne pas être bernée. Sûre aussi, après des années, de ne jouir de rien, de vivre pour rien.
J'ai eu peur de la lumière de l'endroit, de la norme, de ce que j'avais décidé n'être jamais de mon droit. Peur de voler leur bien aux légitimes propriétaires, convaincue fermement d'une propriété et d'un droit de naissance sur l'Endroit. J'ai préféré fuir l'aventure vivante et garder le silence et l'obscurité de l'envers pour me sentir exister. Vivoter mais mieux que survivre, affirmais-je en mon for intérieur.


Il est temps de rire désormais.
Rire jusqu'aux larmes, rire de tout, rire de tous, soi en primeur. Rire sans blesser, sans moquer. Rire de joie, d'amour, d'absurde, de folie. Rire ou sourire quand le rire n'est pas encore possible, pas encore de mise, parce que d'un coup l'on ne peut rire de tout. Me donner le temps d'apprendre à rire, à m'asseoir en tailleur, sage et calme, et regarder. Et pouvoir rire ou sourire. Pas débile, même si les autres pourront le croire. Ou bien, je pourrais croire qu'ils le croient. Et c'est un puits sans fonds qui s'ouvre alors où toutes les projections et plans sur les comètes sont envisageables et la chute dans l'abîme paranoïaque, dangereux abîme si cher à la modernité. Laisser les autres croire que l'on prend les choses comme elles viennent, qu'on est un peu planant, perché diront certains, et ne pas se battre contre cette douce déformation. Parce que le principal n'est pas là. Le principal est de pouvoir rire et sourire, jusqu'à la mort.
Rire et mourire.


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