samedi 2 décembre 2017

Les ténèbres de l'Histoire

       "...Pitayak me raconta ce qui s'était passé, plus tard. Beaucoup plus tard. »
A ce moment de son récit, mon père s'arrêta, une moue nauséeuse sur le visage. Je crus qu'il allait vomir. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. Mon père le grand fléchissait. Mais je le vis se remettre seul d'aplomb, se planter dans le sol plus sûr, pour poursuivre son histoire. Je n'avais toujours pas compris pourquoi. Moi le réceptacle de ce bijou de famille, cette alliance bien plus que maritale à laquelle mon père me soumettait, une monstrueuse chevalière qui aurait envahi toute ma main, une main de métal, d'or héréditaire, de fils en fils. La grande cérémonie à huis clos me tournait la tête. D'autant que je savais que la dynastie s'enclenchait avec moi, dans cette passation historique. »
Je regarde mon père parler de son père en des termes que je ne lui aurais jamais prêtés. Il est presque en transe, plus tout à fait là, plus tout à fait avec moi. Il est transporté dans l'univers de cette scène qu'il me retrace. Mais moi, j'en connais la raison et j'attends, la gueule ouverte ma becquée mémoriale. Mon père me transmet bien mieux qu'un bijou de famille : une clef à mon âme en peine. Il détient la clef de la plus petite porte, la plus impossible de toutes les portes qui me narguent, me torturent en silence, toutes là, fermées et pourtant miennes, bel et bien miennes. Il va me livrer une des plus grandes clefs de mon existence, courte mais à venir aussi. Il le sait. Je le sais. Nous savons tous les deux qu'il me sauve la mise, en délivrant ce secret. Et il veut sauver sa fille.
« Mon père reprit au bout de quelques interminables minutes :
« Pitayak s'était acoquinée avec un vieux lubrique, le plus répugnant qui soit donné à rencontrer dans une vie. Elle voulait toucher le mal, se salir toujours plus pour être lavée, par sacrifice. Il exerçait, d'après elle, un véritable pouvoir sur elle. Elle le trouvait magnifique. Pas beau, ni attirant, ni touchant. Encore moins touchant. Effrayant et bandant. Voilà comme elle me dit les choses, textuellement. Un mauvais homme qui lui montrait le diable qu'elle couvait depuis toujours et qui, enfin là, put s'exprimer et danser de joie, génie libéré de sa prison humaine. Elle n'eu plus peur de rien. Elle osa tout. Elle n'aimait plus. Elle adulait ou haïssait. En une petite semaine, le vieux satyre avait réussi à faire exploser toute sa carapace durement construite. Elle couchait avec lui, nuit et jour, sans cesse. Elle raconta que jamais elle n'avait ressenti cela et que jamais plus elle ne le ressentirait. Que ça n'était pas un plaisir humain, pas normal, pas possible. Ils baisaient partout où ils pouvaient, partout, tout le temps. Et puis, à force de lui dire combien elle baisait bien, elle l'a cru et le jour où il lui a dit ; « Tu pourrais te faire payer pour ces plaisirs-là ma belle. Tu en es ? » elle accepta tout de suite, elle s'enfonça dans le piège, elle y était irrésistiblement attirée. Elle se sentait forte. Elle se sentait dominatrice. Les hommes la voulaient tous et elle les mettait dans tous leurs états, elle les faisait jouir encore et encore, elle devint la coqueluche du tout Paris putassier. Elle devint la reine des putes. Elle avait la puissance dans les mains, dans son corps, elle était cette puissance et elle jouait, imposait son rythme, s'était fait renaître, seule avec son corps et sa liberté. Elle les volait, les violait tous les jours, elle était celle qui fixait les règles du jeu. Elle était riche ; souveraine ; phallique. Elle se trouvait enfin en se perdant tout à fait. Elle contrôlait les autres. Elle contrôlait les hommes. La proie n'était plus.
Et puis, elle était tombée sur plus fort qu'elle et le charme avait été brisé. Elle avait pleuré et le vieux lui avait hurlé dessus. On ne pleure pas dans cette maison. Mes filles ne sont pas des pleureuses ! Ou alors tu n'es en fait qu'une pauvre gosse qui ne sert à rien, une victime et rien d'autre ! Arrête de pleurer ! Elle pleurait de plus belle bien entendu. Et l'électrochoc la traversa à ce moment-là. Elle cessa de pleurer. Le regarda droit dans les yeux. Et sans un mot le défia, le méprisa de toute son âme. Ses yeux se chargèrent de la haine de toute une vie. La victime qui se relève et se venge. L'amazone vengeresse que les hommes cauchemardent, que notre père attendait sans doute dans son lit froid le soir, aussi seul qu'il était dans l'ordre des choses qu'il le soit. Il devint fou de rage et la rua de coups jusqu'à ce qu'elle se taise car elle lui disait : « vas-y mon grand, frappe ! Vas-y ! tu n'es bon qu'à baiser et frapper ! Tu n'es rien d'autre toi non plus ! » Et elle riait à gorge déployée. Elle avait fini par perdre connaissance et il l'avait traîné dans la rue et laissée pour morte, satisfait probablement, sur un banc public. Elle s'était réveillée et avait appelé notre fameux hôte pour venir la chercher. Elle était sanguinolente mais elle avait gagné la partie, cette fois. Elle avait renversé l'échiquier et échec et mat sans foi ni loi. Elle avait fait ce qu'il fallait.
Cette histoire me révolta et me blessa pour toujours. Pitayak ne regrettait rien. Bien au contraire. Elle avait grandi, poussé d'un coup. Et elle m'en aimait d'autant plus. Mais quand elle me raconta tout cela, peu de temps avant de disparaître définitivement, elle n'était toujours pas heureuse. Moins souffrante, moins maigre, moins grinçante. Plus ronde. Mais toujours habitée par les vieux démons.
C'était peu après qu'elle m'avait envoyé les lettres. Je croyais ne pas pouvoir tomber plus bas alors. Mais je ne savais pas ce que ma sœur recelait comme armes de destruction massive. Elle était elle-même une bombe armée depuis sa tendre enfance par un père malade.
Quelques jours plus tard, elle partait vivre en Australie. Un aller simple. Je l'appris trop tard pour la retenir.
Je n'eus plus jamais de nouvelles.
Je ne sais pas si elle est encore vivante.
J'ai perdu ma petite sœur. »
Grand-père se mit à pleurer, sans un bruit. Je ne l'avais jamais vu pleurer. Il ne se cacha pas. Il me fixa, inévitable et me dit : « Nous portons cette histoire mon grand. Elle est en toi comme elle est en moi. Et tu la transmettras à tes enfants, à tes filles en premier lieu. Ne sous-estime jamais la puissance de ces souvenirs. »
Je ne l'ai pas cru sur le moment. Nous n'en avons plus jamais parlé. Et j'enterrai cette histoire dans le fond de ma mémoire et ne la retrouvait qu'une fois l'un lors d'un rêve rituel aux alentours de Noël, date anniversaire de cette discussion. Je vois que j'aurais dû croire mon père, que ce jour-là, je te l'avoue j'ai pris pour un dingue. J'aurais dû mais même si je ne peux pas refaire le passé, j'espère ouvrir ton futur. Toi non plus ne néglige pas la puissance enchanteresse de l'Histoire. »
Le ton théâtral de mon père est surprenant. Ce n'est pas un homme comme ça... Pourtant. J'ai envie de rire... Pourtant. J'ai envie de pleurer aussi... Pourtant. Immobile. La minuscule porte s'est ouverte et un torrent d'images et de couleurs jaillissent en moi. La tête me tourne. Mon père m'allonge sur mon lit. J'éclate en sanglots. Je pleure jusqu'à vomir. Et il roule dans sa main en boule mes longs cheveux glissants. Il n'a pas peur. Il me protège. Il est mon vrai père. Il est un vrai père.

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