"...Pitayak me raconta ce qui
s'était passé, plus tard. Beaucoup plus tard. »
A
ce moment de son récit, mon père s'arrêta, une moue nauséeuse sur
le visage. Je crus qu'il allait vomir. Je ne comprenais pas ce qui
arrivait. Mon père le grand fléchissait. Mais je le vis se remettre
seul d'aplomb, se planter dans le sol plus sûr, pour poursuivre son
histoire. Je n'avais toujours pas compris pourquoi. Moi le réceptacle
de ce bijou de famille, cette alliance bien plus que maritale à
laquelle mon père me soumettait, une monstrueuse chevalière qui
aurait envahi toute ma main, une main de métal, d'or héréditaire,
de fils en fils. La grande cérémonie à huis clos me tournait la
tête. D'autant que je savais que la dynastie s'enclenchait avec moi,
dans cette passation historique. »
Je
regarde mon père parler de son père en des termes que je ne lui
aurais jamais prêtés. Il est presque en transe, plus tout à fait
là, plus tout à fait avec moi. Il est transporté dans l'univers de
cette scène qu'il me retrace. Mais moi, j'en connais la raison et
j'attends, la gueule ouverte ma becquée mémoriale. Mon père me
transmet bien mieux qu'un bijou de famille : une clef à mon âme
en peine. Il détient la clef de la plus petite porte, la plus
impossible de toutes les portes qui me narguent, me torturent en
silence, toutes là, fermées et pourtant miennes, bel et bien
miennes. Il va me livrer une des plus grandes clefs de mon existence,
courte mais à venir aussi. Il le sait. Je le sais. Nous savons tous
les deux qu'il me sauve la mise, en délivrant ce secret. Et il veut
sauver sa fille.
« Mon
père reprit au bout de quelques interminables minutes :
« Pitayak
s'était acoquinée avec un vieux lubrique, le plus répugnant qui
soit donné à rencontrer dans une vie. Elle voulait toucher le mal,
se salir toujours plus pour être lavée, par sacrifice. Il exerçait,
d'après elle, un véritable pouvoir sur elle. Elle le trouvait
magnifique. Pas beau, ni attirant, ni touchant. Encore moins
touchant. Effrayant et bandant. Voilà comme elle me dit les choses,
textuellement. Un mauvais homme qui lui montrait le diable qu'elle
couvait depuis toujours et qui, enfin là, put s'exprimer et danser
de joie, génie libéré de sa prison humaine. Elle n'eu plus peur de
rien. Elle osa tout. Elle n'aimait plus. Elle adulait ou haïssait.
En une petite semaine, le vieux satyre avait réussi à faire
exploser toute sa carapace durement construite. Elle couchait avec
lui, nuit et jour, sans cesse. Elle raconta que jamais elle n'avait
ressenti cela et que jamais plus elle ne le ressentirait. Que ça
n'était pas un plaisir humain, pas normal, pas possible. Ils
baisaient partout où ils pouvaient, partout, tout le temps. Et puis,
à force de lui dire combien elle baisait bien, elle l'a cru et le
jour où il lui a dit ; « Tu pourrais te faire payer pour
ces plaisirs-là ma belle. Tu en es ? » elle accepta tout de
suite, elle s'enfonça dans le piège, elle y était irrésistiblement
attirée. Elle se sentait forte. Elle se sentait dominatrice. Les
hommes la voulaient tous et elle les mettait dans tous leurs états,
elle les faisait jouir encore et encore, elle devint la coqueluche du
tout Paris putassier. Elle devint la reine des putes. Elle avait la
puissance dans les mains, dans son corps, elle était cette puissance
et elle jouait, imposait son rythme, s'était fait renaître, seule
avec son corps et sa liberté. Elle les volait, les violait tous les
jours, elle était celle qui fixait les règles du jeu. Elle était
riche ; souveraine ; phallique. Elle se trouvait enfin en
se perdant tout à fait. Elle contrôlait les autres. Elle contrôlait
les hommes. La proie n'était plus.
Et
puis, elle était tombée sur plus fort qu'elle et le charme avait
été brisé. Elle avait pleuré et le vieux lui avait hurlé dessus.
On ne pleure pas dans cette maison. Mes filles ne sont pas des
pleureuses ! Ou alors tu n'es en fait qu'une pauvre gosse qui ne
sert à rien, une victime et rien d'autre ! Arrête de pleurer !
Elle pleurait de plus belle bien entendu. Et l'électrochoc la
traversa à ce moment-là. Elle cessa de pleurer. Le regarda droit
dans les yeux. Et sans un mot le défia, le méprisa de toute son
âme. Ses yeux se chargèrent de la haine de toute une vie. La
victime qui se relève et se venge. L'amazone vengeresse que les
hommes cauchemardent, que notre père attendait sans doute dans son
lit froid le soir, aussi seul qu'il était dans l'ordre des choses
qu'il le soit. Il devint fou de rage et la rua de coups jusqu'à ce
qu'elle se taise car elle lui disait : « vas-y mon grand,
frappe ! Vas-y ! tu n'es bon qu'à baiser et frapper !
Tu n'es rien d'autre toi non plus ! » Et elle riait à
gorge déployée. Elle avait fini par perdre connaissance et il
l'avait traîné dans la rue et laissée pour morte, satisfait
probablement, sur un banc public. Elle s'était réveillée et avait
appelé notre fameux hôte pour venir la chercher. Elle était
sanguinolente mais elle avait gagné la partie, cette fois. Elle
avait renversé l'échiquier et échec et mat sans foi ni loi. Elle
avait fait ce qu'il fallait.
Cette
histoire me révolta et me blessa pour toujours. Pitayak ne
regrettait rien. Bien au contraire. Elle avait grandi, poussé d'un
coup. Et elle m'en aimait d'autant plus. Mais quand elle me raconta
tout cela, peu de temps avant de disparaître définitivement, elle
n'était toujours pas heureuse. Moins souffrante, moins maigre, moins
grinçante. Plus ronde. Mais toujours habitée par les vieux démons.
C'était
peu après qu'elle m'avait envoyé les lettres. Je croyais ne pas
pouvoir tomber plus bas alors. Mais je ne savais pas ce que ma sœur
recelait comme armes de destruction massive. Elle était elle-même
une bombe armée depuis sa tendre enfance par un père malade.
Quelques
jours plus tard, elle partait vivre en Australie. Un aller simple. Je
l'appris trop tard pour la retenir.
Je
n'eus plus jamais de nouvelles.
Je
ne sais pas si elle est encore vivante.
J'ai
perdu ma petite sœur. »
Grand-père
se mit à pleurer, sans un bruit. Je ne l'avais jamais vu pleurer. Il
ne se cacha pas. Il me fixa, inévitable et me dit : « Nous
portons cette histoire mon grand. Elle est en toi comme elle est en
moi. Et tu la transmettras à tes enfants, à tes filles en premier
lieu. Ne sous-estime jamais la puissance de ces souvenirs. »
Je
ne l'ai pas cru sur le moment. Nous n'en avons plus jamais parlé. Et
j'enterrai cette histoire dans le fond de ma mémoire et ne la
retrouvait qu'une fois l'un lors d'un rêve rituel aux alentours de
Noël, date anniversaire de cette discussion. Je vois que j'aurais dû
croire mon père, que ce jour-là, je te l'avoue j'ai pris pour un
dingue. J'aurais dû mais même si je ne peux pas refaire le passé,
j'espère ouvrir ton futur. Toi non plus ne néglige pas la puissance
enchanteresse de l'Histoire. »
Le
ton théâtral de mon père est surprenant. Ce n'est pas un homme
comme ça... Pourtant. J'ai envie de rire... Pourtant. J'ai envie de
pleurer aussi... Pourtant. Immobile. La minuscule porte s'est ouverte
et un torrent d'images et de couleurs jaillissent en moi. La tête me
tourne. Mon père m'allonge sur mon lit. J'éclate en sanglots. Je
pleure jusqu'à vomir. Et il roule dans sa main en boule mes longs
cheveux glissants. Il n'a pas peur. Il me protège. Il est mon vrai
père. Il est un vrai père.
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