Le
Prix Nobel de littérature pour Kazuo Ishiguro. Le dernier Prix Nobel
lu, tout aussi inconnu de moi, avant d'en entendre parler grâce à
cet honneur rendu, avait, sinon été une révélation, du moins une
belle découverte. Un vrai littérateur, m'étais-je dit, dans une
culture et une langue d'origine dont j'ignorais tout ou presque,
quelques clichés en main et voilà tout. Que veut dire « vrai
littérateur » ? Aussitôt la question avait surgi, plus
que légitime. Pas d'élitisme absolutiste. Argumente ! C'était
ardu, il est vrai. Ce livre m'avait demandé énergie et temps. Mais
je savais pourquoi et je ne lui en voulais pas, comme à d'autres qui
donne l'impression de prendre sans donner. Les livres aussi peuvent
être égoïstes. Mais ardu et riche, long et aussi riche que long.
Comme les filles, j'aime parfois les livres faciles. Mais quand
l'époque est trop rude ou au contraire très douce. Pas pour la vie
de tous les jours, la normale avec ses hauts et ses bas. J'aime alors
les livres un peu impitoyables, un peu cruels, sadiques peut-être,
mais généreux au final, une fois l'épreuve initiatique réussie.
Avec Ishiguro et Les vestiges du jour, j'ai retrouvé un
« vrai littérateur », celui qui ébranle l'édifice
intérieur et qui laisse son empreinte en nous, qui cache son jeu et
qui n'épargne pas son lecteur. En effet, sous un style aux airs
simples et tranquilles, il masque formidablement sa dureté.
Peut-être
cela m'est parfaitement personnel et que personne ne s'y retrouvera,
(On ne sait jamais ce qu'un livre produit chez l'un ou l'autre. On ne
peut prévoir. C'est un cadeau surprise, un bonbon arc-en-ciel ou
caca-merde, sans qu'on puisse en savoir rien d'avance.) mais j'ai
rapidement aperçu Proust derrière la narration lente, escarguesque
d'Ishiguro. On me dira sans doute que je vois du Marcel partout où
je lis. Je me le suis dit moi-même et ai voulu refréner cette
ardeur. En vain, chaque moment d'inattention et il revenait sur le
devant de la scène. Alors pourquoi ? Puisque l'évitement ne
menait à rien.
Parce
que cette lenteur sûre, lenteur sans merci, sans échappatoire
possible, bien plus puissante que toute forme de célérité.
Parce
que ce rythme imposé et ironique de lenteur, provocateur.
Parce
que ce miroir que cette lenteur nous force à planter devant soi, les
yeux ouverts.
Bien
sûr, tout comme Proust, l'on peut dire que l'on s'ennuie, que c'est
d'une mollesse désespérante. Bien sûr. Mais sans pitié à mon
tour, quitte à passer pour intello mépriseuse, je catégorise ce
lecteur dans les amateurs. Lire c'est accepter de se laisser porter
par le rythme et la vague de l'autre. C'est lâcher prise pour mieux
comprendre l'autre, un inconnu, un monde, et le monde en fin de
compte. C'est d'abord une qualité humaine : avoir envie de
découvrir l'intime de l'autre. Mais encore faut-il en avoir le désir
et en prendre le temps.
Cette
lenteur du récit et son contenu vont bien à l'encontre du rythme et
de l'objectif de notre société actuelle : vitesse, efficacité,
plaisir. Sans jugement, c'est une société enivrante, sans aucun
doute, brillante mais qui pousse à la toxicomanie, quel qu'en soit
le support et l'overdose. La dépendance en est le socle. C'est ce
qu'est l'humain, me direz-vous, u être de désir et donc de
dépendance. C'est entendu. Mais, et son libre arbitre, son infini
intérieur ? La lenteur des mots d'Ishiguro nous sort de
l'ornière de la dépendance, proprement humaine, existentielle et
nous retourne comme un gant sur nous-mêmes pour nous faire retrouver
nos armes intestines.
Et
ce personnage désuet, suranné, obsessionnel, sans émotions,
contenu, imperméable apparemment, qui se bat contre désir et
plaisir précisément, est le strict opposé de l'homme idéal
d'aujourd'hui. Il paraît impuissant, froid, normopathe exceptionnel.
Rien ne dépasse, rien de trop. Tout à l'exact équilibre en
permanence. Cette exigence des artistes souvent, des fous aussi, des
scientifiques, des parents parfois, pour peu qu'ils soient des fous
artistes scientifiques. Ce personnage aussi fait penser à un
proustien, ridicule, narrateur ironique en toile de fond, jamais
franchement critique mais rieur certainement. Un personnage qui
pourrait ennuyer, lui aussi, mais qui peu à peu, touche au plus
profond de ce que nous sommes ou ne pouvons pas être. Il parle des
frustrations, de l'impossible plaisir, de la rigueur mortifère. Et
oui, il fait rire puis , il émeut et l'on s'y retrouve dans nos
servilités, incontournables.
La
lenteur, le classicisme du style, un personnage obsolète, font
mouche dans le monde actuel. Ils sont peut-être plus originaux que
toutes les nouveautés recherchées et brandies comme des étendards
de la liberté et de la créativité humaine. Sans doute, il est
nécessaire de réaffirmer encore et encore ces choses-là, pour se
sentir vivants ou croire se sentir vivants. Tout est question de foi.
Mais revenons-en aux fondamentaux : et l'individu face à
lui-même ? Et l'honnêteté humaine ? L'éthique ?
Cette œuvre nous fait reculer en nous-mêmes, dans le temps, dans
l'espace, dans l'Histoire et la nôtre propre par là même. Elle
exige de nous de nous arrêter et de contempler.
De
fait, quelque chose de contemplatif ressort de ce récit de voyage.
Minuscule voyage, aventure d'un planqué. Mais immense voyage de
l'âme. Ce voyage est purement britannique, dans la tradition,
drôlatique de ringardise aristocrate. Rapidement, j'y ai senti
l'influence de la force lente japonaise, ce que je m'en représente
du moins. Peut-être que, là encore, les clichés sont à l’œuvre
et qu'il ne s'agit que de représentations erronées, mais j'ai
entendu l'association du britannique et de l'extrême oriental des
haïkus. Eux aussi m'ont poursuivie tout le long de ma lecture, sans
que je les autorise à s'exprimer. Mais le livre refermé, je vois
que l'écriture d'Ishiguro est teintée de ce silence imperturbable
et de cette rigueur que j'ai pensé nippone, peut-être à tort
encore une fois. Le plaisir de voir ces deux nations sans lien aucun
a priori se mêler ainsi a bien pu s'immiscer dans mon analyse pseudo
rationnelle, (Soit dit entre nous, rien n'est jamais strictement
rationnel et en termes de lecture, il serait hérétique que
d'affirmer qu'une analyse est purement rationnelle. Elle n'aurait
d'ailleurs, dès lors, aucun intérêt.) un désir de voir la
littérature et le vrai littérateur faire se rejoindre deux
antipodes culturels, deux univers qu'il a dû lui-même mixés, à
l'interne. Un désir de voir les rythmes, les époques, les pays
s'entrechoquer et s'unir finalement dans le lent et microscopique
voyage de l'insipide Mr Stevens.
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