dimanche 3 décembre 2017

Les vestiges du jour, Kazuo Ishiguro

           Le Prix Nobel de littérature pour Kazuo Ishiguro. Le dernier Prix Nobel lu, tout aussi inconnu de moi, avant d'en entendre parler grâce à cet honneur rendu, avait, sinon été une révélation, du moins une belle découverte. Un vrai littérateur, m'étais-je dit, dans une culture et une langue d'origine dont j'ignorais tout ou presque, quelques clichés en main et voilà tout. Que veut dire « vrai littérateur » ? Aussitôt la question avait surgi, plus que légitime. Pas d'élitisme absolutiste. Argumente ! C'était ardu, il est vrai. Ce livre m'avait demandé énergie et temps. Mais je savais pourquoi et je ne lui en voulais pas, comme à d'autres qui donne l'impression de prendre sans donner. Les livres aussi peuvent être égoïstes. Mais ardu et riche, long et aussi riche que long. Comme les filles, j'aime parfois les livres faciles. Mais quand l'époque est trop rude ou au contraire très douce. Pas pour la vie de tous les jours, la normale avec ses hauts et ses bas. J'aime alors les livres un peu impitoyables, un peu cruels, sadiques peut-être, mais généreux au final, une fois l'épreuve initiatique réussie. Avec Ishiguro et Les vestiges du jour, j'ai retrouvé un « vrai littérateur », celui qui ébranle l'édifice intérieur et qui laisse son empreinte en nous, qui cache son jeu et qui n'épargne pas son lecteur. En effet, sous un style aux airs simples et tranquilles, il masque formidablement sa dureté.
Peut-être cela m'est parfaitement personnel et que personne ne s'y retrouvera, (On ne sait jamais ce qu'un livre produit chez l'un ou l'autre. On ne peut prévoir. C'est un cadeau surprise, un bonbon arc-en-ciel ou caca-merde, sans qu'on puisse en savoir rien d'avance.) mais j'ai rapidement aperçu Proust derrière la narration lente, escarguesque d'Ishiguro. On me dira sans doute que je vois du Marcel partout où je lis. Je me le suis dit moi-même et ai voulu refréner cette ardeur. En vain, chaque moment d'inattention et il revenait sur le devant de la scène. Alors pourquoi ? Puisque l'évitement ne menait à rien.
Parce que cette lenteur sûre, lenteur sans merci, sans échappatoire possible, bien plus puissante que toute forme de célérité.
Parce que ce rythme imposé et ironique de lenteur, provocateur.
Parce que ce miroir que cette lenteur nous force à planter devant soi, les yeux ouverts.
Bien sûr, tout comme Proust, l'on peut dire que l'on s'ennuie, que c'est d'une mollesse désespérante. Bien sûr. Mais sans pitié à mon tour, quitte à passer pour intello mépriseuse, je catégorise ce lecteur dans les amateurs. Lire c'est accepter de se laisser porter par le rythme et la vague de l'autre. C'est lâcher prise pour mieux comprendre l'autre, un inconnu, un monde, et le monde en fin de compte. C'est d'abord une qualité humaine : avoir envie de découvrir l'intime de l'autre. Mais encore faut-il en avoir le désir et en prendre le temps.
           Cette lenteur du récit et son contenu vont bien à l'encontre du rythme et de l'objectif de notre société actuelle : vitesse, efficacité, plaisir. Sans jugement, c'est une société enivrante, sans aucun doute, brillante mais qui pousse à la toxicomanie, quel qu'en soit le support et l'overdose. La dépendance en est le socle. C'est ce qu'est l'humain, me direz-vous, u être de désir et donc de dépendance. C'est entendu. Mais, et son libre arbitre, son infini intérieur ? La lenteur des mots d'Ishiguro nous sort de l'ornière de la dépendance, proprement humaine, existentielle et nous retourne comme un gant sur nous-mêmes pour nous faire retrouver nos armes intestines.
Et ce personnage désuet, suranné, obsessionnel, sans émotions, contenu, imperméable apparemment, qui se bat contre désir et plaisir précisément, est le strict opposé de l'homme idéal d'aujourd'hui. Il paraît impuissant, froid, normopathe exceptionnel. Rien ne dépasse, rien de trop. Tout à l'exact équilibre en permanence. Cette exigence des artistes souvent, des fous aussi, des scientifiques, des parents parfois, pour peu qu'ils soient des fous artistes scientifiques. Ce personnage aussi fait penser à un proustien, ridicule, narrateur ironique en toile de fond, jamais franchement critique mais rieur certainement. Un personnage qui pourrait ennuyer, lui aussi, mais qui peu à peu, touche au plus profond de ce que nous sommes ou ne pouvons pas être. Il parle des frustrations, de l'impossible plaisir, de la rigueur mortifère. Et oui, il fait rire puis , il émeut et l'on s'y retrouve dans nos servilités, incontournables.

           La lenteur, le classicisme du style, un personnage obsolète, font mouche dans le monde actuel. Ils sont peut-être plus originaux que toutes les nouveautés recherchées et brandies comme des étendards de la liberté et de la créativité humaine. Sans doute, il est nécessaire de réaffirmer encore et encore ces choses-là, pour se sentir vivants ou croire se sentir vivants. Tout est question de foi. Mais revenons-en aux fondamentaux : et l'individu face à lui-même ? Et l'honnêteté humaine ? L'éthique ? Cette œuvre nous fait reculer en nous-mêmes, dans le temps, dans l'espace, dans l'Histoire et la nôtre propre par là même. Elle exige de nous de nous arrêter et de contempler.
         
         De fait, quelque chose de contemplatif ressort de ce récit de voyage. Minuscule voyage, aventure d'un planqué. Mais immense voyage de l'âme. Ce voyage est purement britannique, dans la tradition, drôlatique de ringardise aristocrate. Rapidement, j'y ai senti l'influence de la force lente japonaise, ce que je m'en représente du moins. Peut-être que, là encore, les clichés sont à l’œuvre et qu'il ne s'agit que de représentations erronées, mais j'ai entendu l'association du britannique et de l'extrême oriental des haïkus. Eux aussi m'ont poursuivie tout le long de ma lecture, sans que je les autorise à s'exprimer. Mais le livre refermé, je vois que l'écriture d'Ishiguro est teintée de ce silence imperturbable et de cette rigueur que j'ai pensé nippone, peut-être à tort encore une fois. Le plaisir de voir ces deux nations sans lien aucun a priori se mêler ainsi a bien pu s'immiscer dans mon analyse pseudo rationnelle, (Soit dit entre nous, rien n'est jamais strictement rationnel et en termes de lecture, il serait hérétique que d'affirmer qu'une analyse est purement rationnelle. Elle n'aurait d'ailleurs, dès lors, aucun intérêt.) un désir de voir la littérature et le vrai littérateur faire se rejoindre deux antipodes culturels, deux univers qu'il a dû lui-même mixés, à l'interne. Un désir de voir les rythmes, les époques, les pays s'entrechoquer et s'unir finalement dans le lent et microscopique voyage de l'insipide Mr Stevens.

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