mercredi 27 décembre 2017

L'ordre du jour, Eric Vuillard (1)

Le livre n'est ni grand ni épais. Il tient dans une poche. Il est à la taille d'un carnet de chef obsessionnel travaillant et retravaillant ses ordres du jour. A chaque jour, sa liste, verticale, creusée à la limite de la tranche du livre, le plus droit possible. Le petit format le permet. Le grand PDG à angle droit peut espérer la perfection pour sa liste de grand homme du détail.
L'ordre du jour est d'autant plus fou qu'il est dans cette concentration, cette densité de petit livre, véritablement de poche celui-là, contrairement à tous ceux qui s'en disent mais ne tiennent effectivement pas du tout dans une poche. Il déborde de sens et pas un espace vide qui pourrait angoisser le grand directeur obsessionnel. Compact. Asphyxiant.
« Un mélange de ridicule et d'effroi » comme l'ultime page l'exprime si nettement. Pas de long fleuve tranquille, pas de répit. Ou l'on rit jaune, ou l'on se sidère puis s’écœure. L'un ou l'autre ne laisse pas de place à un quelconque chant de transition. Il n'y a pas de transition. Il n'y en a pas besoin. Un ordre de jour a-t-il enfin besoin de transitions ?
Le style est sec. Sans être froid. L'effroi n'est ni sec ni froid. C'est un frisson chaud qui traverse l'échine, comme un éclair et les mots et leur configuration lancent ces décharges, avec précision, sans fioritures. Pour autant, le texte est terriblement fluide. Sec mais pas saccadé. Sec, tranchant mais humain. Impitoyable le plus souvent mais pas inaccessible. Raide comme la justice ? Raide comme la folie raisonnante, résonnante, trompetteuse, trompeuse, trompée, mentie, menteuse, folle, affolante, mécanique ridicule et effrayante. Mécanique qui habilement, peut-être sans intention franche, se cache. Pudique, encore un peu. Et profondément humaine, encore une fois. Les rouages à l'état brut ne sont ni art ni folie : tout se déguise de l'un, de l'autre, de la banalité parfois. Des trois. L'artiste est celui qui le mieux écrira les fous. Ils se retrouvent aux limites du supportable. Loin, très loin de la banalité quotidienne.
Pourtant là, dans le noyau d'or de toute chose. Infinitésimal ou immensément grandiose. Ridicule ou effrayant.
Les mots sont ici un véritable sujet. Les mots dans leur sens perverti, sonnent faux, chantent comme des casseroles et tout le monde applaudit. Ils sont témoins mythomanes , brandissant leur statut et se laissant modeler à l'image du fou et de sa haine sans limites. Les mots, maniés si habilement par Eric Vuillard sont en fait des traîtres. Ils se sont, eux aussi, prêtés au jeu du Fürher. Ils ont collaboré. Les mots ont été salis, laids même à entendre, crachés par la voix rauque mais forte, écorcheuse vive, des chemises noires ou brunes, des soldats tous en rang d'oignons bien mignons, gentillets, prêts à toutes les horreurs pour cette suprême Voix du chef et de son ordre du jour, net, précis, sans ambiguïté. Les mots dépouillés de leur infinie polysémie. De simples outils qu'on repose à l'atelier après utilisation. Et qui s'endorment, sans infuser le charme provoqué habituellement par leur évocation respectueuse.
Et aujourd'hui, oui aujourd'hui, où en sont les mots, nous demande en filigrane Eric Vuillard ? L'image, le spectacle, plein les yeux ont pris le pas et les mots ne sont plus entendus en profondeur. Ils nagent en surface, au service des images et du grand cirque. Alors depuis cette satanée 39-45 dont on parle sans cesse, partout, on n'a toujours pas tiré la leçon ? On insiste, on rabâche mais les mots sont toujours aussi nus, enguenillés, maltraités, à la botte des tyrans en scène, acteurs narcissiques qui n'ouvrent la bouche que pour la forme mais qui appellent les yeux avec leurs facéties formidables et leurs couleurs attirantes. Les mots étaient et sont encore de monstrueuses victimes de la folie humaine, moins dangereuse, moins sanguinolente aujourd'hui, mais moins mortifère, peut-être pas... Le spectacle qui suit à la lettre l'ordre du jour, ce dernier encore l'endroit où ils ont le plus de sens.

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