Le
livre n'est ni grand ni épais. Il tient dans une poche. Il est à la
taille d'un carnet de chef obsessionnel travaillant et retravaillant
ses ordres du jour. A chaque jour, sa liste, verticale, creusée à
la limite de la tranche du livre, le plus droit possible. Le petit
format le permet. Le grand PDG à angle droit peut espérer la
perfection pour sa liste de grand homme du détail.
L'ordre
du jour est d'autant plus fou qu'il est dans cette concentration,
cette densité de petit livre, véritablement de poche celui-là,
contrairement à tous ceux qui s'en disent mais ne tiennent
effectivement pas du tout dans une poche. Il déborde de sens et pas
un espace vide qui pourrait angoisser le grand directeur
obsessionnel. Compact. Asphyxiant.
« Un
mélange de ridicule et d'effroi » comme l'ultime page
l'exprime si nettement. Pas de long fleuve tranquille, pas de répit.
Ou l'on rit jaune, ou l'on se sidère puis s’écœure. L'un ou
l'autre ne laisse pas de place à un quelconque chant de transition.
Il n'y a pas de transition. Il n'y en a pas besoin. Un ordre de jour
a-t-il enfin besoin de transitions ?
Le
style est sec. Sans être froid. L'effroi n'est ni sec ni froid.
C'est un frisson chaud qui traverse l'échine, comme un éclair et
les mots et leur configuration lancent ces décharges, avec
précision, sans fioritures. Pour autant, le texte est terriblement
fluide. Sec mais pas saccadé. Sec, tranchant mais humain.
Impitoyable le plus souvent mais pas inaccessible. Raide comme la
justice ? Raide comme la folie raisonnante, résonnante,
trompetteuse, trompeuse, trompée, mentie, menteuse, folle,
affolante, mécanique ridicule et effrayante. Mécanique qui
habilement, peut-être sans intention franche, se cache. Pudique,
encore un peu. Et profondément humaine, encore une fois. Les rouages
à l'état brut ne sont ni art ni folie : tout se déguise de
l'un, de l'autre, de la banalité parfois. Des trois. L'artiste est
celui qui le mieux écrira les fous. Ils se retrouvent aux limites du
supportable. Loin, très loin de la banalité quotidienne.
Pourtant
là, dans le noyau d'or de toute chose. Infinitésimal ou immensément
grandiose. Ridicule ou effrayant.
Les
mots sont ici un véritable sujet. Les mots dans leur sens perverti,
sonnent faux, chantent comme des casseroles et tout le monde
applaudit. Ils sont témoins mythomanes , brandissant leur statut et
se laissant modeler à l'image du fou et de sa haine sans limites.
Les mots, maniés si habilement par Eric Vuillard sont en fait des
traîtres. Ils se sont, eux aussi, prêtés au jeu du Fürher. Ils
ont collaboré. Les mots ont été salis, laids même à entendre,
crachés par la voix rauque mais forte, écorcheuse vive, des
chemises noires ou brunes, des soldats tous en rang d'oignons bien
mignons, gentillets, prêts à toutes les horreurs pour cette suprême
Voix du chef et de son ordre du jour, net, précis, sans ambiguïté.
Les mots dépouillés de leur infinie polysémie. De simples outils
qu'on repose à l'atelier après utilisation. Et qui s'endorment,
sans infuser le charme provoqué habituellement par leur évocation
respectueuse.
Et
aujourd'hui, oui aujourd'hui, où en sont les mots, nous demande en
filigrane Eric Vuillard ? L'image, le spectacle, plein les yeux
ont pris le pas et les mots ne sont plus entendus en profondeur. Ils
nagent en surface, au service des images et du grand cirque. Alors
depuis cette satanée 39-45 dont on parle sans cesse, partout, on n'a
toujours pas tiré la leçon ? On insiste, on rabâche mais les
mots sont toujours aussi nus, enguenillés, maltraités, à la botte
des tyrans en scène, acteurs narcissiques qui n'ouvrent la bouche
que pour la forme mais qui appellent les yeux avec leurs facéties
formidables et leurs couleurs attirantes. Les mots étaient et sont
encore de monstrueuses victimes de la folie humaine, moins
dangereuse, moins sanguinolente aujourd'hui, mais moins mortifère,
peut-être pas... Le spectacle qui suit à la lettre l'ordre du jour,
ce dernier encore l'endroit où ils ont le plus de sens.
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