dimanche 14 janvier 2018

LE CRI : L'armure de silence

      Le lendemain matin, après une nuit d’errance, douce, calme, la nuit comme il l’aime plus que n’importe qui, la nuit qui l’enveloppe et le berce, dans son intime et respectueux silence,  Aksel continue sa promenade. Il a longuement roulé dans sa voiture à laquelle aussi il sait gré du confinement qu’elle lui apporte. Il se sent plus apaisé. La rage a disparu. Plus rien ne bouillonne dans le creux de son ventre ni ne bourdonne dans sa tête, les oreilles pleines, les yeux flashés, comme il y a quelques heures, les veines battantes, prêtes à éclater. Il n’est impressionné par tout ça qu’après coup. Pas fier. Pas ça. Il n’est pas fou. Mais juste objectivement impressionné par les limites atteintes et jamais dépassées par le corps en furie. Il reste vivant. Et en quelques heures, il retrouve son calme. Ceci dit, il reste à fleur de peau. Aksel n’est pas idiot. Même si sans doute un génie pourrait là aussi se tromper. Peu importe le mot. Il n’est pas idiot et il sait qu’il reste nerveux sous le calme de normalité. Il doit se protéger du jour, du bruit, des gens. Il se rappelle. Les réflexes reviennent tout seuls. Ceux qui lui construisent sa bulle, son espace vital du moment. Question de survie. Il pourrait s’en planter de mille coups de couteaux s’il ne prend pas soin de lui. Il pourrait s’arracher la peau et découvrir tous ses organes au grand jour, sans mourir, pour qu’ils voient tous ! Pour qu’ils sachent ! Pour que le monde prenne acte de cet intérieur fracassé mais en apparence tranquillement vivant.
Il se gare. Il respire. Il prend le temps. Il est assis sur le siège conducteur, confortablement mais pas affalé. Il doit pouvoir se mettre debout et marcher. Il a besoin de se dégourdir les jambes et il ne doit pas s’effondrer. Il a toujours peur, peur non, bien plus que ça, une phobie cette fois-ci oui, folle, de perdre ses jambes, d’un coup, qu’elles s’atrophient en une nanoseconde, qu’elles disparaissent, tranchées, invisibles, inaccessibles, cachées, il ne sait pas, mais lui homme-tronc brutal en pleine rue à hurler, la tête dans le cul des passants ! Pour éviter cette abomination, il respire et se force à sourire. L’esprit y croit et commence à sourire tout au fond. Il ouvre délicatement sa boîte à gants et en sort l’arme fatale : les bouchons d’oreille. Pas les boules Quies en cire qui se délitent de chaleur et fondent et les jambes pourraient aussi fondre putain de merde nooooooon ! Mais les bouchons d’oreille, ça oui. Les militaires ont bien raison, ce sont les meilleurs. La proximité de l’autre disparaît, l’on se retrouve, l’on s’appartient à nouveau et les autres n’ont qu’à rester à leur place. En réalité, Aksel n’est pas dupe de lui-même et il sait que les autres ne modifient en rien leur distance mais son épiderme à lui le croit. Il a beau le raisonner, il n’a plus prise sur lui et doit se plier à ses lubies. Il a déjà vu ses poils se dresser sur sa peau de sentir les autres s’approcher si près. Alors que rien n’était différent de l’habitude. Mais comme c’est réellement insupportable, il doit agir en conséquence et débusquer des petits trucs qui peuvent suffire à faire redescendre la pression, se ranger sagement les poils sur son corps et les vêtements reprendre leur souplesse et leur place sans cette épaisseur raide qui l’empêche de se mouvoir. Le pire, c’est le bruit. Il sent les autres crier de tous les côtés, un vacarme assourdissant et qui lui rentre de partout et circule en lui sans autorisation aucune mais sans vergogne non plus. Et alors, ils n’est plus rien, seulement une caisse de résonance, un corps vide qui se laisse envahir par ses congénères, une boîte vide. Il chausse ses bouchons d’oreilles et le sourire forcé s’adoucit et les yeux le suivent. Il est dans un cocon, une nébuleuse, cotonneuse, il n’est pas sorti du monde, il est emmitouflé parfaitement. Il sort de la voiture. Il a des gestes de yogi. Il a enfoncé sa casquette sur ses yeux et peut ne voir que l’essentiel.
Alors, il aime le monde. Il ouvre les yeux et les narines comme presque un imbécile heureux à l’affût des particules du bonheur. Il ne voit que ce qu’il veut, n’entend que l’alarmant. Il est dans le plus bel univers qui puisse, ici maintenant. Il sent qu’il jouit d’être seulement ce qu’il est, plaisir de marcher, de la mécanique du corps et rien d’autre, les poumons qui rythment le tout et l’air qui reste à disposition comme par magie.
Il est un homme affable parmi la foule qui ne le bouscule pas. Elle le contourne sans peur ni dégoût. La foule est un corps bien vivant plus intuitif que tout ce qu’on croit : elle contourne son périmètre de sécurité. Espace vital. Et il revit.

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