Zoé
réfléchit encore et encore. Au grand homme qui dort là-haut.
Qu'elle a accueilli chez elle. Il n'avait pas l'air fragile. Il avait
l'air enfant. Qu'on ne dise pas à Zoé qu'un enfant est un être
fragile ! Elle en sait quelque chose. Ce sont les plus forts
d'entre nous s'insurge-t-elle souvent. On ne comprend pas sa
véhémence. Mais tout le monde devrait se révolter contre cette
idée de la fragilité de l'enfant. Quelle énorme connerie !
Quelle putain de connerie ! L'enfant est le plus doué des
êtres. Le plus vulnérable et le plus invincible. La proie qui
jamais n'est vraiment prise. Sauf par la mort bien sûr. Mais enfin
comme tout le monde ! C'est idiot cette remarque ! Ce que
les gens peuvent être bêtes parfois ! Bref, ça, elle le garde
pour elle. A ne surtout pas brailler en public, en soirée, sous
peine de perdre tous ses amis ; déjà qu'il n'y en a pas
pléthore. Mais bon, tous quand même, peu importe le nombre. Tout ça
pour dire que le grand homme qui n'est plus drôle, a eu l'air d'un
enfant. Il a pourtant bien la trentaine. Mais c'est l'autre visage
qui est apparu. Celui que Zoé cherche sans relâche chez l'autre
mais qui n'est souvent que fugace. Pour autant émerveillant. Elle
l'appelle Le vrai visage. C'est celui auquel aucun être humain ne
résiste, qu'aucun être humain ne blesse. Celui qui force l'absolu
respect. de l'autre si l'on le courage de le regarder en face. Mais
regarder en face n'est pas la grande fierté de l'humanité qui peut
davantage se targuer de détourner les yeux. Bref et rebref, elle
fume sur le pas de sa porte, enroulée dans son gros gilet les genoux
contre la poitrine, assise sur une des marches du perron. Elle pense
mieux quand elle est ainsi pelotonnée. Elle sait qu'elle attend
trop. Elle en fait son affaire. Elle trouve quelques pépites de
temps en temps et ça la recharge comme une fusée. Un vrai rail à
effet retard. Elle n'a plus besoin de la poudre maintenant. Elle
ferme les yeux et elle imagine le grand homme, dont elle ne sait
toujours pas le nom. Il est un enfant qui regarde lui aussi. Qui se
tait. Qui comprend beaucoup trop. Qui voudrait parfois être son
chien plutôt que lui-même. Alors il se love contre lui, énorme et
tendre Terre-Neuve, pour se sentir de sa famille. De sa nature ;
de sa douceur, de sa puissance. Il rêve de n'avoir à bouger qu'une
babine pour faire reculer les chasseurs. Mais il ne pense plus à
rien quand il est contre l'animal tout chaud. Cet enfant est chétif.
Il n'aime pas manger. Il se sauve de table dès qu'il peut. Il n'aime
pas dormir non plus. Il ne dort pas d'ailleurs. C'est un tout petit
dormeur qui passe des heures à mouliner ses rêves pour lutter
contre le réel. Il lit sous la couverture, avec sa minuscule lampe
de poche. Il vole les livres un peu partout où il les trouve. Il a
le sentiment que ce n'est pas un vrai vol puisque ce sont des livres
qu'il vole... C'est un vol bien intentionné. Il mange des histoires
jusqu'à s'endormir au milieu de la nuit. Il se réveille en sursaut
au premier pied posée sur la première marche de l'escalier. Il voit
tout de suite. Il est aux aguets. Il se lève avant même que
quiconque pénètre dans sa chambre. Il doit accueillir le monde
debout. Déjà prêt.
Cet
enfant est devenu un de ces adultes particuliers. Ceux qu'elle
préfère. Ceux qui, quand ils dorment, révèlent l'enfant car il
est trop vivant en eux pour se taire encore la nuit.
Ceux
qui sont obligés de museler ce gosse qui donne des coups comme un
bébé mais sorti.
Ceux
qui froncent les sourcils du matin au soir sur un regard pénétrant
et interrogateur, faussement sûr, faussement arrogant. De toute
façon, l'arrogance n'est-elle pas toujours un pis-aller ? Zoé
a haï les arrogants. Elle leur sourit désormais et ils l'évitent.
Ceux
qui, lorsqu'on parvient à atteindre le palpitant de leurs pupilles,
vous vrillent le cœur. Ils vous provoquent. Ils vous attendent dans
l'arène. Ils croient susciter l'affront. Le regard est dur. Parfois
froid de prime abord. Mais Zoé patiente et soutient le direct. Ils
croient l'arme fatale. Ils lèvent les sourcils une seconde et là,
s'engouffre l'enfant fou de douleur et de haine, tailladé, écorché,
vif, tranché en petites lamelles, terrain bondé de cicatrices les
unes sur les autres, il n'y a plus de place, et l'enfant court pour
sortir de cet enfer car la brèche s'est entrouverte et qu'il doit
hurler sa vengeance. Ce n'est qu'une seconde, interdite, et les yeux
donnent tout l'être qui se cache.
Ce
sont ceux qui pourraient d'un jour à l'autre tomber dans le plus
profond des canyons. Ceux dont on ne ressort jamais. Soit tombé fou.
Soit tombé mort. Ceux qu'on ne soupçonnerait jamais. Si l'on n'y
regarde pas de plus près et voilà qui est très facile. Ils
dressent la muraille de Chine en un clin d’œil entre l'autre et
eux. Des constructeurs de génie. Des magiciens de la forteresse.
Ce
sont ceux qui se servent du silence. Qui, au moment le plus gênant,
se taisent, le visage calme et jouent l'impassibilité.
Ils
pourraient tuer leurs pairs. Mais personne ne le sait. Tout le monde
le sent et se garde bien de parler de sa peur ou de sa passion.
Ceux
qui, fracassés comme des bêtes à abattre, chaque jour des petites
années, contre le carrelage du sol, contre les pierres des parois,
le crâne brisé, peuvent être nos gourous.
Ceux
que la douleur ne fait pas sourciller, et même rassure.
Ceux
que personne ne voit.
Qui
en un éclair, lâche par méprise, par surprise, face à une petite
femme menue, à l'air si juvénile, qui ne paye pas de mine hein !,
dévoile l'enfant mal-aimé qui pourtant craint et déteste tant la
lumière du jour, la vraie vie, et les gens.
Ce
sont eux qui, quand ils vous aiment, vous blessent oui. Qui ne blesse
quand il aime ? C'est ce que répond toujours Zoé quand on lui
reproche de mal choisir ses compagnons de route. Mais en réalité,
elle le sait. Eux davantage que les autres. Ils ne vous blessent
vraiment que s'ils vous aiment. Et inversement.
Mais
mais ! quand ils baissent les armes, un instant, une heure,
plusieurs les jours de gloire, ils serrent dans leurs bras comme
personne ne sait. Comme personne ne peut. Ils ne serrent pas fort,
pas longtemps. Ce n'est pas une question aussi basique. Ils serrent
exactement comme on l'attend. Ils s'emboîtent parfaitement dans
l'être de l'autre. Ils sentent ce qu'il faut. Ils sentent ce qui va.
Ce sont aussi des tendres de génies.
Zoé
est irrésistiblement attirée par ces gens-là. Elle ne s'en défend
plus. Elle s'adapte. Parce qu'ils offrent ce que tout adulte lambda a
oublié. Pour son plus grand bien. La brutalité de l'impuissance, la
vie en face à face.
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