samedi 27 janvier 2018

le grand homme et l'enfant fracassé

Zoé réfléchit encore et encore. Au grand homme qui dort là-haut. Qu'elle a accueilli chez elle. Il n'avait pas l'air fragile. Il avait l'air enfant. Qu'on ne dise pas à Zoé qu'un enfant est un être fragile ! Elle en sait quelque chose. Ce sont les plus forts d'entre nous s'insurge-t-elle souvent. On ne comprend pas sa véhémence. Mais tout le monde devrait se révolter contre cette idée de la fragilité de l'enfant. Quelle énorme connerie ! Quelle putain de connerie ! L'enfant est le plus doué des êtres. Le plus vulnérable et le plus invincible. La proie qui jamais n'est vraiment prise. Sauf par la mort bien sûr. Mais enfin comme tout le monde ! C'est idiot cette remarque ! Ce que les gens peuvent être bêtes parfois ! Bref, ça, elle le garde pour elle. A ne surtout pas brailler en public, en soirée, sous peine de perdre tous ses amis ; déjà qu'il n'y en a pas pléthore. Mais bon, tous quand même, peu importe le nombre. Tout ça pour dire que le grand homme qui n'est plus drôle, a eu l'air d'un enfant. Il a pourtant bien la trentaine. Mais c'est l'autre visage qui est apparu. Celui que Zoé cherche sans relâche chez l'autre mais qui n'est souvent que fugace. Pour autant émerveillant. Elle l'appelle Le vrai visage. C'est celui auquel aucun être humain ne résiste, qu'aucun être humain ne blesse. Celui qui force l'absolu respect. de l'autre si l'on le courage de le regarder en face. Mais regarder en face n'est pas la grande fierté de l'humanité qui peut davantage se targuer de détourner les yeux. Bref et rebref, elle fume sur le pas de sa porte, enroulée dans son gros gilet les genoux contre la poitrine, assise sur une des marches du perron. Elle pense mieux quand elle est ainsi pelotonnée. Elle sait qu'elle attend trop. Elle en fait son affaire. Elle trouve quelques pépites de temps en temps et ça la recharge comme une fusée. Un vrai rail à effet retard. Elle n'a plus besoin de la poudre maintenant. Elle ferme les yeux et elle imagine le grand homme, dont elle ne sait toujours pas le nom. Il est un enfant qui regarde lui aussi. Qui se tait. Qui comprend beaucoup trop. Qui voudrait parfois être son chien plutôt que lui-même. Alors il se love contre lui, énorme et tendre Terre-Neuve, pour se sentir de sa famille. De sa nature ; de sa douceur, de sa puissance. Il rêve de n'avoir à bouger qu'une babine pour faire reculer les chasseurs. Mais il ne pense plus à rien quand il est contre l'animal tout chaud. Cet enfant est chétif. Il n'aime pas manger. Il se sauve de table dès qu'il peut. Il n'aime pas dormir non plus. Il ne dort pas d'ailleurs. C'est un tout petit dormeur qui passe des heures à mouliner ses rêves pour lutter contre le réel. Il lit sous la couverture, avec sa minuscule lampe de poche. Il vole les livres un peu partout où il les trouve. Il a le sentiment que ce n'est pas un vrai vol puisque ce sont des livres qu'il vole... C'est un vol bien intentionné. Il mange des histoires jusqu'à s'endormir au milieu de la nuit. Il se réveille en sursaut au premier pied posée sur la première marche de l'escalier. Il voit tout de suite. Il est aux aguets. Il se lève avant même que quiconque pénètre dans sa chambre. Il doit accueillir le monde debout. Déjà prêt.
Cet enfant est devenu un de ces adultes particuliers. Ceux qu'elle préfère. Ceux qui, quand ils dorment, révèlent l'enfant car il est trop vivant en eux pour se taire encore la nuit.
Ceux qui sont obligés de museler ce gosse qui donne des coups comme un bébé mais sorti.
Ceux qui froncent les sourcils du matin au soir sur un regard pénétrant et interrogateur, faussement sûr, faussement arrogant. De toute façon, l'arrogance n'est-elle pas toujours un pis-aller ? Zoé a haï les arrogants. Elle leur sourit désormais et ils l'évitent.
Ceux qui, lorsqu'on parvient à atteindre le palpitant de leurs pupilles, vous vrillent le cœur. Ils vous provoquent. Ils vous attendent dans l'arène. Ils croient susciter l'affront. Le regard est dur. Parfois froid de prime abord. Mais Zoé patiente et soutient le direct. Ils croient l'arme fatale. Ils lèvent les sourcils une seconde et là, s'engouffre l'enfant fou de douleur et de haine, tailladé, écorché, vif, tranché en petites lamelles, terrain bondé de cicatrices les unes sur les autres, il n'y a plus de place, et l'enfant court pour sortir de cet enfer car la brèche s'est entrouverte et qu'il doit hurler sa vengeance. Ce n'est qu'une seconde, interdite, et les yeux donnent tout l'être qui se cache.
Ce sont ceux qui pourraient d'un jour à l'autre tomber dans le plus profond des canyons. Ceux dont on ne ressort jamais. Soit tombé fou. Soit tombé mort. Ceux qu'on ne soupçonnerait jamais. Si l'on n'y regarde pas de plus près et voilà qui est très facile. Ils dressent la muraille de Chine en un clin d’œil entre l'autre et eux. Des constructeurs de génie. Des magiciens de la forteresse.
Ce sont ceux qui se servent du silence. Qui, au moment le plus gênant, se taisent, le visage calme et jouent l'impassibilité.
Ils pourraient tuer leurs pairs. Mais personne ne le sait. Tout le monde le sent et se garde bien de parler de sa peur ou de sa passion.
Ceux qui, fracassés comme des bêtes à abattre, chaque jour des petites années, contre le carrelage du sol, contre les pierres des parois, le crâne brisé, peuvent être nos gourous.
Ceux que la douleur ne fait pas sourciller, et même rassure.
Ceux que personne ne voit.
Qui en un éclair, lâche par méprise, par surprise, face à une petite femme menue, à l'air si juvénile, qui ne paye pas de mine hein !, dévoile l'enfant mal-aimé qui pourtant craint et déteste tant la lumière du jour, la vraie vie, et les gens.
Ce sont eux qui, quand ils vous aiment, vous blessent oui. Qui ne blesse quand il aime ? C'est ce que répond toujours Zoé quand on lui reproche de mal choisir ses compagnons de route. Mais en réalité, elle le sait. Eux davantage que les autres. Ils ne vous blessent vraiment que s'ils vous aiment. Et inversement.
Mais mais ! quand ils baissent les armes, un instant, une heure, plusieurs les jours de gloire, ils serrent dans leurs bras comme personne ne sait. Comme personne ne peut. Ils ne serrent pas fort, pas longtemps. Ce n'est pas une question aussi basique. Ils serrent exactement comme on l'attend. Ils s'emboîtent parfaitement dans l'être de l'autre. Ils sentent ce qu'il faut. Ils sentent ce qui va. Ce sont aussi des tendres de génies.
Zoé est irrésistiblement attirée par ces gens-là. Elle ne s'en défend plus. Elle s'adapte. Parce qu'ils offrent ce que tout adulte lambda a oublié. Pour son plus grand bien. La brutalité de l'impuissance, la vie en face à face.

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