"La
vraie pensée est toujours secrète, depuis l'origine du monde."
Le
narrateur d'Eric Vuillard est un homme (a priori un homme si je ne
m'abuse) sans pitié. Il est aussi impitoyable, précisément, que
ceux qu'il met en scène, que leur ordre du jour, que son ordre du
jour. Lui aussi suit un ordre du jour ; précis ;
implacable. Et quant ménager le lecteur, il n'en est pas question.
Vous me direz que c'est bien normale et attendu puisque le fond du
texte est cruel. Mais je vous répondrais que certainement non
puisque le fond et la forme peuvent totalement différer dans leur
violence. Cela reste le choix d'un narrateur tel ou tel, celui qui
donnera la forme la plus fidèle à celle que ressent l'auteur. Ce
narrateur-là est relativement discret. Il parle de l'ineffable de
notre intériorité, de cette lutte vaine pour se faire comprendre
réellement, de cette lutte vaine menée, menée par lui-même le
narrateur, avec les mots. Les mots, sans doute la meilleure arme mais
tout aussi impuissante que les autres à rendre compte du profond
palpitant. Ce narrateur nous dit que nous lecteurs, malgré notre
plaisir de lire et notre foi en la richesse du livre, la réalité
n'est qu'un secret. Secret jamais éventé, approché, on tourne
autour. C'est ce qu'on peut faire de mieux.
Parfois,
ce narrateur nous fait sursauter. Pas pour nous frapper d'une grande
vérité historique ou humaniste. Il nous fait sursauter parce qu'il
arrive par-derrière léger comme un chat et en riant jaune nous
donne une grande tape dans le dos. Pas par amitié. Mais pour qu'on
ne s'endorme pas sur le plaisir de se laisser bercer par les mots et
d'y croire. Je me suis vue remise d'équerre à plusieurs reprises
par ce narrateur, pas franchement donneur de leçons, mais qui se
veut éveilleur de conscience. Il empêche de s'assoupir en caressant
ses lauriers, admirateurs de la langue et satisfaits comblés. Lui
n'est pas ostensiblement cruel mais il n'est pas moins dur que le
sujet qu'il raconte. Il fait preuve d'une ironie mordante. Encore une
fois, il ne mord pas jusqu'au sang. Ce n'est pas un sadique, lui.
Mais il n'hésite pas à intervenir brutalement, à jeter une bon
seau d'eau glacée à la tête. Alors, le lecteur peut s'arrêter, un
peu essoufflé, soufflé aussi, s'ébouriffer, revenir sur ses pas et
reprendre le chemin qu'il vient de parcourir pour relire les mots
désormais décharnés car dépouillés de leur bonté et de tous
leurs charmes. Simples outils, épuisés eux aussi, de se battre pour
exprimer l'humanité qui brûle en silence : « […] ;
on croirait que le corps entier est un poème dont nous brûlons, et
dont nos voisins ne comprennent pas un mot. »
Qu'en
conclure ? Oui que le silence vaut davantage que tous les
verbes. Et surtout dans la société de spectacle et d'images
d'aujourd'hui, il vaut mieux se taire, nous dit ce narrateur sombre.
Il vaut mieux se taire et fermer les yeux. Pas les yeux de la
conscience. Mais les yeux des artifices et des arcs-en-ciel. Sans
aucun doute, notre monde occidental manque de silence ou alors passe
sous silence ce qui blesse, parle, bavarde, jacte, caquette pour dire
et rire mais ne pas s'éveiller. Bavardage hystérique planant sur
les secrets du monde, bien planqués dans une sous-pente dissimulée.
Bien,
tout cela est convaincant. Juste. Réaliste. On ne peut pas accuser
ce narrateur de nous leurrer en quoi que ce soit. Je ne dis pas que
le mensonge que n'opère pas ce narrateur me manque. Je dis deux
autres choses ; je dis que si ceci est un mensonge, cela l'est
aussi potentiellement et que donc ce qu'il affirme dans une sorte de
doute fondamental nous porte à croire que lui aussi est un menteur
en puissance, pas davantage crédible que les autres. Alors l'on
tombe dans l'absurde et bien entendu le grand désespoir qui va de
pair.
Beckett
n'est pas loin. Il m'a tapoté sur l'épaule plus d'une fois durant
cette lecture.
Et
justement, je dis aussi que le secret de ce que nous sommes n'est pas
un drame. Pourquoi nécessairement cette conscience douloureuse,
tragique même. Le lecteur a peut-être de temps en temps envie de
pouvoir rire de cette réalité. En rire n'implique pas de la nier,
en aucun cas, chacun le sait. Alors pourquoi pas de petites
bouffonneries par-ci par-là, pour rendre plus humaine l'Histoire et
ses horreurs ? Oui l'on peut rire de tout tant qu'on en perd pas
sa lucidité. Et j'irais même jusqu'à penser et écrire, ouh la
la !, que le rire est encore plus loyal au mystère inhérent de
nos êtres. Alors j'ai, à vrai dire, au-delà de l'émotion
esthétique de cette écriture sans conteste poignante, attendu
l'humour. L'humour de l'absurde est celui qui m'est venu le plus
naturellement mais tous les autres sont possibles. La tragédie m'a
semblé tellement tragique que je m'en suis défendue finalement et
que j'aurais eu besoin de sourire. J'ai souri de la beauté des mots,
vains selon le narrateur et pourtant de ceux que l'on oublie pas et
qui imprègnent un lecteur à vie. J'aurais aimé sourire au moins
d'une pirouette, d'une légèreté qui aurait encore agrandi le
secret de l'homme mais l'aurait aussi sans doute approché de plus
près.
Ce
n'est qu'un lecteur parmi d'autres que je suis. Et vive l'insondable
lecture de chacun.
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