mercredi 3 janvier 2018

L'ordre du jour, Eric Vuillard, Ed. Actes Sud (2)

"La vraie pensée est toujours secrète, depuis l'origine du monde."


Le narrateur d'Eric Vuillard est un homme (a priori un homme si je ne m'abuse) sans pitié. Il est aussi impitoyable, précisément, que ceux qu'il met en scène, que leur ordre du jour, que son ordre du jour. Lui aussi suit un ordre du jour ; précis ; implacable. Et quant ménager le lecteur, il n'en est pas question. Vous me direz que c'est bien normale et attendu puisque le fond du texte est cruel. Mais je vous répondrais que certainement non puisque le fond et la forme peuvent totalement différer dans leur violence. Cela reste le choix d'un narrateur tel ou tel, celui qui donnera la forme la plus fidèle à celle que ressent l'auteur. Ce narrateur-là est relativement discret. Il parle de l'ineffable de notre intériorité, de cette lutte vaine pour se faire comprendre réellement, de cette lutte vaine menée, menée par lui-même le narrateur, avec les mots. Les mots, sans doute la meilleure arme mais tout aussi impuissante que les autres à rendre compte du profond palpitant. Ce narrateur nous dit que nous lecteurs, malgré notre plaisir de lire et notre foi en la richesse du livre, la réalité n'est qu'un secret. Secret jamais éventé, approché, on tourne autour. C'est ce qu'on peut faire de mieux.
Parfois, ce narrateur nous fait sursauter. Pas pour nous frapper d'une grande vérité historique ou humaniste. Il nous fait sursauter parce qu'il arrive par-derrière léger comme un chat et en riant jaune nous donne une grande tape dans le dos. Pas par amitié. Mais pour qu'on ne s'endorme pas sur le plaisir de se laisser bercer par les mots et d'y croire. Je me suis vue remise d'équerre à plusieurs reprises par ce narrateur, pas franchement donneur de leçons, mais qui se veut éveilleur de conscience. Il empêche de s'assoupir en caressant ses lauriers, admirateurs de la langue et satisfaits comblés. Lui n'est pas ostensiblement cruel mais il n'est pas moins dur que le sujet qu'il raconte. Il fait preuve d'une ironie mordante. Encore une fois, il ne mord pas jusqu'au sang. Ce n'est pas un sadique, lui. Mais il n'hésite pas à intervenir brutalement, à jeter une bon seau d'eau glacée à la tête. Alors, le lecteur peut s'arrêter, un peu essoufflé, soufflé aussi, s'ébouriffer, revenir sur ses pas et reprendre le chemin qu'il vient de parcourir pour relire les mots désormais décharnés car dépouillés de leur bonté et de tous leurs charmes. Simples outils, épuisés eux aussi, de se battre pour exprimer l'humanité qui brûle en silence : « […] ; on croirait que le corps entier est un poème dont nous brûlons, et dont nos voisins ne comprennent pas un mot. »

Qu'en conclure ? Oui que le silence vaut davantage que tous les verbes. Et surtout dans la société de spectacle et d'images d'aujourd'hui, il vaut mieux se taire, nous dit ce narrateur sombre. Il vaut mieux se taire et fermer les yeux. Pas les yeux de la conscience. Mais les yeux des artifices et des arcs-en-ciel. Sans aucun doute, notre monde occidental manque de silence ou alors passe sous silence ce qui blesse, parle, bavarde, jacte, caquette pour dire et rire mais ne pas s'éveiller. Bavardage hystérique planant sur les secrets du monde, bien planqués dans une sous-pente dissimulée.
Bien, tout cela est convaincant. Juste. Réaliste. On ne peut pas accuser ce narrateur de nous leurrer en quoi que ce soit. Je ne dis pas que le mensonge que n'opère pas ce narrateur me manque. Je dis deux autres choses ; je dis que si ceci est un mensonge, cela l'est aussi potentiellement et que donc ce qu'il affirme dans une sorte de doute fondamental nous porte à croire que lui aussi est un menteur en puissance, pas davantage crédible que les autres. Alors l'on tombe dans l'absurde et bien entendu le grand désespoir qui va de pair.
Beckett n'est pas loin. Il m'a tapoté sur l'épaule plus d'une fois durant cette lecture.
Et justement, je dis aussi que le secret de ce que nous sommes n'est pas un drame. Pourquoi nécessairement cette conscience douloureuse, tragique même. Le lecteur a peut-être de temps en temps envie de pouvoir rire de cette réalité. En rire n'implique pas de la nier, en aucun cas, chacun le sait. Alors pourquoi pas de petites bouffonneries par-ci par-là, pour rendre plus humaine l'Histoire et ses horreurs ? Oui l'on peut rire de tout tant qu'on en perd pas sa lucidité. Et j'irais même jusqu'à penser et écrire, ouh la la !, que le rire est encore plus loyal au mystère inhérent de nos êtres. Alors j'ai, à vrai dire, au-delà de l'émotion esthétique de cette écriture sans conteste poignante, attendu l'humour. L'humour de l'absurde est celui qui m'est venu le plus naturellement mais tous les autres sont possibles. La tragédie m'a semblé tellement tragique que je m'en suis défendue finalement et que j'aurais eu besoin de sourire. J'ai souri de la beauté des mots, vains selon le narrateur et pourtant de ceux que l'on oublie pas et qui imprègnent un lecteur à vie. J'aurais aimé sourire au moins d'une pirouette, d'une légèreté qui aurait encore agrandi le secret de l'homme mais l'aurait aussi sans doute approché de plus près.
Ce n'est qu'un lecteur parmi d'autres que je suis. Et vive l'insondable lecture de chacun.

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