Je
suis restée sur ma faim avec Petite Poisse. Je suis restée frustrée
bien sûr mais aussi certaine de n'avoir pas assisté à ce qu'il
fallait. Je sens les foyers qui puent la violence. Je les sens à
plein nez. Oui ils m'attirent, ils me fascinent. Oui, je ressens une
attirance irrésistible pour cette violence familiale. Je jouis de ce
moment où je la saisis, non par sadisme. Je ne le crois pas du
moins. Peut-être... Ne serait-ce pas de mon âge ? Sans doute.
Suis-je de mon âge ? Sans doute pas. Je n'ai sans doute jamais
été de mon âge. Disons mieux que cette expression absurde qui ne
dit pas ce qu'elle dit « sans doute ». Sans douter, je
n'ai jamais été de mon âge. Je le suis aujourd'hui enfin ? Je
crois. Je me recale sur les traces de mes artères. Je suis dans mon
corps la même que celle que tout le monde voit. Je suis aussi folle
que je veux l'être. Et je m'en fous. Je me fous des règles. Je me
fous de vous, adultes qui ne comprenez rien et n'écoutez pas le
dixième de mes mots. Je me tais et je m'en fous. Je n'ai plus rien à
dire et je vais oui faire ma gueule de con comme disent ceux qui nous
regardent nous, légumescents, de haut. Je vais faire ma gueule de
con, je vais faire ce dont j'ai envie et y prendre plaisir parce que
cela ne changera rien à aucune vie et que cela améliorera
sensiblement la mienne. Les autres suivront, comme j'ai toujours
suivi jusqu'à présent. Ils seront mes toutous comme j'ai été le
leur, et que tout le monde trouvait cela normal et même pouvait en
rire. Pauvre Patate... Je la déteste et je la plains. Je préfère
la détester pour ne plus avoir mal, pour ne pas la sentir à
l'intérieur de moi, se recroqueviller, palpiter d'angoisse et ne
cesser d'être moi, elle aussi. Je préfère l'appeler Patate et la
faire mourir. Je préfère vivre après elle, désormais. Je ne peux
pas la regarder en face, je ne pas la supporter, je ne peux pas la
bercer. Je ne peux que l'enfermer pour l'instant loin de mon univers
et être enfin de mon âge et laisser les autres suivre mon train.
Être terriblement égoïste et langoureusement narcissique. Je me
retourne vers moi et je m'enveloppe moi-même de mes désirs et
plaisirs, inconnus jusqu'alors. Méconnus devrais-je dire. Je
découvre l'humaine que je suis comme les autres, ni plus ni moins.
Que j'ai le droit d'être. Je suis née.
Ce
soir, c'est donc celui où je retourne vérifier chez Petite Poisse,
être sûre que mon intuition m'a trompée, que je n'ai pas vu juste
en pensant qu'elle connaissait comme sa poche la violence, aussi bien
que Carotte et Piment, et Haricotte, chacune à leur manière. Je
dois vérifier que mon intuition m'a trompée, elle ne m'a jamais
fait faux bond. Elle est absolument nulle et vaine pour certaines
choses, elle est parfaitement sûre pour la violence. Je ne veux pas
lâcher le morceau, j'y suis ce soir. Je reprends le chemin qui me
mène chez Petite Poisse. Je marche vite, je veux savoir, en découdre
avec cette furie masquée. Elle se cache, Petite Poisse, elle fait
semblant d'être douce et calme, sans rien à se reprocher, innocente
et juste. Elle n'hésite pourtant pas à fusiller du regard ou d'une
répartie cruelle quand elle en a l'occasion. Mais je vois qu'elle ne
s'en veut pas. Jamais. C'est dans l'ordre des choses. Et je la
tuerais pour cette fausse insouciance. Petite Poisse est très
intelligente. Elle ne fait que se cacher la réalité de ce qu'elle
est, en bonne légumescente qui se respecte. J'arrive au pas de
course devant l'immeuble. Je monte et me planque sûre de moi. Je
reprends la même place que la dernière fois et je suis bien. Je
n'ai rien à manger. Je n'ai pas faim. Je ne veux pas être simple
spectatrice cette fois. Je suis en chasse, et elle est ma nourriture,
sa cruauté, sa violence. Elle est ce dont je vais me nourrir pour
comprendre, pour avoir raison. Je sais qu'elle ne peut pas être
normale. Elle a dans les yeux, je le redis, cette violence qui ne
fait pas un pli. Je me calme un peu en m'asseyant, je respire. Car je
suis très excitée. Non, pas excitée. Je suis en colère. Je
ressens à nouveau cette colère haineuse qu'a suscité Patpat chez
moi, ce pourri aux yeux clos, cousus et à la gueule grande comme sa
bêtise. Un aveugle gueulard. Coudre la bouche et défaire les yeux
attachés. Et le voir sentir le réel de son être, pauvre enculé !
Je dois pouvoir rester immobile, là à attendre le bon moment, la
réponse à mon espoir. J'ai du mal à canaliser ma nervosité. J'ai
du mal à endiguer ma colère. Je me surprends à peu me maîtriser,
à nouveau. Je finis par entendre des voix et l'effort que je dois
fournir pour les entendre correctement m'oblige à ralentir ma rage.
Les mêmes que la dernière fois, des conversations futiles, peu de
vrais mots, peu de rires. Mais rien d'anormal. Petite Poisse hausse
le ton pour qu'on la laisse tranquille, en légumescente classique.
Rien de tragique, rien de formidable. Je ronge mon frein. J'attends
encore. Je suis décidée à attendre toute la nuit si nécessaire.
Je ne pourrai pas dormir de toute façon. Je veux entendre ce qui se
passe dans ce huis-clos dont je sens émaner la perfidie de ma paire.
Une
heure sans intérêt, sur fond de télévision. Ils mangent en même
temps. Quelques complicités, quelques ordres. Quelques
ronchonneries. Pas davantage.
Une
autre heure devant un film. Tout le monde n'est pas d'accord mais pas
de drame à l'horizon.
Je
m'impatiente, je m'agace. Je dois savoir. Devrai-je revenir une autre
nuit encore ? S'il le faut, je serai là. Je me fiche du temps
nécessaire. Je veux en avoir le cœur net.
D'un
coup la guerre éclate. Je suis plongée dans mon impatience. Je suis
surprise en plein vol. J'ouvre grand les yeux. Réflexe parfaitement
inutile mais irrépressible. Petite Poisse et la petite, encore plus
petite, sont dans la salle de bains et se lavent les dents. (elles
ont un an d'écart, une toute petite année fatale à la fraternité,
bien souvent...) Petite Poisse assise sur les toilettes tout en se
lavant les dents, je l'ai entendu fermer la cuvette et grincer sous
son poids, même plume, frappe quelque chose. J'entends un cri
étouffé. « C'est bon, chiale pas, je plaisante ! »
dit Petite Poisse. Un autre coup, quelques secondes plus tard, plus
fort celui-ci. « Arrête Poisse ! » Elle rit. La
petite vient se coller contre la cloison contre laquelle précisément
je suis appuyée aussi et où j'ai collé mon oreille indiscrète.
Elle fait face à Petite Poisse pour parer le troisième coup. Je
sais moi aussi qu'il viendra. C'est évident. C'est inexplicable. Il
arrivera. Petite Poisse laisse languir sa sœur, tranquillement. Elle
se lave les dents consciencieusement, avec un soin lent et
inquiétant. Elle rit entre deux frottements, d'un petit rire
sadique. Je la reconnais. C'est celle qu'il y a dans ses yeux
impitoyables sous ses airs de sage gosse inoffensive. Elle finit de
se laver les dents, crache et boit. La sœur n'a pas bougé, sauf sa
brosse dans sa bouche. Elle est plaquée au mur. Elle a peur. Le
silence, même si je ne suis pas dans cette pièce, est lourd. Il
transperce les murs. Petite Poisse ne bouge plus. Elle pourrait être
appuyée sur le lavabo et se sourire dans le miroir, même si je ne
l'imagina pas tellement s'adonner à cela mais sait-on jamais. Dans
l'intimité, les choses sont bien différentes de ce que l'être
extérieur laisse à voir. Je ne sais pas mais ce moment me semble
long, beaucoup trop long. Mon intuition me remonte à la gorge. Je ne
suis plus sûre d'avoir si envie que cela d'avoir raison. Elle sort
de la pièce et lance un « A tout de suite » menaçant.
Glaçante. La petite se précipite sur le lavabo et à toute vitesse
finit son brossage vespéral. A peine les yeux dans la glace, à
peine relevée, elle voit sa sœur s'approcher en souriant.
« Qu'est-ce qu'y a ? »
- Rien, pourquoi tu m'agresses ?
- Tu as ta sale tête. Ta tête de folle.
- Ma tête de folle ? Parce que c'est moi qui suis folle ?
- Oui..
Elle
n'ose plus répondre si franchement qu'au début. Elle commence à
reculer.
- Tu me traites de folle ?
- C'est bon, calme-toi.
- Tu m'as traitée de folle et je dois me calmer ?
- Tu trouves ça normal de me foutre des coups comme ça, tous les jours, et de trouver ça drôle ? TU TROUVES CA NORMAL ?
La
petite a hurlé. Hurlé pleine de larmes. La discussion tourne court.
Petite Poisse n'est pas là pour discuter et l'autre le sait. Elles
se jettent l'une sur l'autre. Petite Poisse l'insulte, de tous les
noms, de tous ces mots qu'elle ne paraît même pas connaître mais
qu'elle vomit sur sa sœur. Cette dernière est encore plus menue.
Elle ne tient pas la route dans la bagarre. Les deux se roulent par
terre dans la salle de bain et se cognent contre les murs et le
carrelage froid et dur de la baignoire (je suppose) et du pied du
lavabo. La porte est fermée à clef. Petite Poisse... L'autre crie
et se débat autant qu'elle le peut. Petite Poisse finit par
l'immobiliser :
« T'as
encore perdu ma pauvre Chiche ! Pauvre Chichette ! Tu vas
aller chialer chez Maman ? Elle te dira que tu n'avais qu'à te
défendre. Mais ton Papa adoré te fera un gros câlin, hein ?!
- Arrêtez les filles ! Ouvrez tout de suite cette porte !
C'est
le père qui depuis quelques minutes est là, sans que personne ne
s'en soit soucié et qui tente d'intervenir, de derrière la porte.
Petite Poisse n'entend plus.
- Tu crois que tu vas toujours être la pauvre victime ? Tu crois que ça marche comme ça la vie ? Tu crois que tes petites minauderies et tes petits copains éperdus d'amour pour ta gueule d'ange vont te faire réussir dans la vie ? Tu crois ? Petite pute en herbe va !
- Au moins, j'ai des mecs moi, vieille fille, vieille folle !
Petite
Poisse lance une énorme droite. Je l'entends fendre l'air. Et
assomme Pois Chiche.
- OUVRE TOUT DE SUITE POISSE ! TOUT DE SUITE !
- C'est bon, arrête de gueuler comme ça toi aussi. Tout le monde gueule ici. Maison de fous.
Elle
ouvre. Le père la pousse dans sa chambre, dans leur chambre... et
lui intime l'ordre de rester tranquille ou bien ?
- Ou bien quoi ?!
- Arrête-toi maintenant Poisse ! Maintenant.
- Pffff.
Elle
se tait.
Chiche
s'est relevée, assise. Elle s'est lourdement cogné la tête
toujours contre la même cloison en voulant se tenir.
- Je ne demande même plus ce qui s'est passé hein ?!
- Non, demande pas. Tu sais déjà.
- C'est quand même dingue de se haïr comme ça.
- C'est dingue oui. Mais c'est pas moi qui suis dingue.
- …
- Mets-moi en internat. Je ne peux plus Papa. Elle est tarée.
- Non, vous devez être capables de vivre ensemble Chiche.
- On ne l'est pas. Alors, emmenez-la voir un psychiatre qu'ils nous la shootent un coup.
- Arrête de dire des bêtises.
- Tu verras Papa que tu me donneras raison un jour. Tu verras.
Poisse
crie de loin :
- C'est ça, pauvre petite pute !
- Poisse tu la fermes !
- Laisse tomber Papa. Ca ne s'arrêtera jamais. J'attends qu'elle se casse d'ici, j'espère vite ou alors je le ferai moi-même.
- Ne dramatise pas à ce point-là Chiche !
- Dramatiser ? Je me fais casser la gueule un jour sur deux et traiter de pute, de salope, de perverse chaque jour de ma vie et je dramatise ? Je crois pas non !
- On va trouver une solution.
- Vous dites toujours ça. Vous parlez avec elle et elle fait semblant de vous écouter. Elle fait la bonne sœur là ! Et vous y croyez. Ca ne changera pas. Si vous ne me voyez plus un beau jour, ne vous étonnez pas. Vos savez déjà pourquoi.
- Tu ne le feras pas Chiche.
Il
rit doucement.
- Je ne le ferai pas. Jusqu'à ce que je pète les plombs. Et ça arrivera. Ecoute-la marmonner dans notre chambre comme une folle. Ecoute ! Elle est pas bien !
- On va faire quelque chose, je te promets.
- C'est ça. J'attends de voir.
Elle
pleure. J'entends qu'il la console.
Je
me lève.
J'ai
tout ce qu'il me faut.
Je
bous de haine.
Je
vais faire quelque chose, Chiche. Ne t'inquiète pas. J'y vais et
vite ! Dors tranquille.
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