samedi 2 novembre 2013

Belle du Seigneur, Albert Cohen (2)

     Une histoire de gros bourdon et immédiatement surgit la scène de Sodome et Gomorrhe, longue description tendre et moqueuse du rituel de l'accouplement. Des dizaines de pages métaphoriques burlesques et profondément sérieuses. Ce mélange si juste d'humour et de vérité trop lucide. Le regard de l'observateur, le voyeur qui jamais de sa place ne participe à la vraie vie, qui comprend ce que tous préfèrent ne pas regarder, à raison.

     Plus j'avance dans cette lecture de Belle du Seigneur, plus les images de La Recherche se font lancinantes. Je me convaincs que non, il ne faudrait tout de même pas voir Proust à tous les coins de rue, que ce n'est pas une référence pour tout le monde, que la littérature des autres ne tourne pas autour de son œuvre, que cela relève de mon regard, intime. Il serait peut être sacrilège de les rapprocher, les yeux noirs du critique littéraire sûr de lui et de sa théorie. Moi bien penaude avec mes impressions sans arguments. Que je garde donc secrètes. Et puis le danger d'être taxée de simplisme : ce n'est pas parce qu'ils sont tous les deux juifs qu'ils écrivent la même chose, enfin ! Voyons au-delà. Qui plus est, l'homme et l'écrivain sont à distinguer nettement !

Le gros bourdon passe, et quelques pages plus tard, je tourne et me retrouve nez à nez avec Marcel, en son nom propre. J'en lâche les lignes un instant, jouissant de cette communauté pressentie, espérée, remisée, finalement révélée. Nous sommes trois, même dix, quarante, tous ces lecteurs qui avons lu et résonné avec Albert et Marcel ? Qui avons eu cet ineffable plaisir de se sentir moins seul, été savoir que toutes ces idées un peu étranges qu'on ne divulgue pas (-euh, je comprends pas ce que tu me dis là ! Ça n'a pas de rapport avec ce dont on parle. -Mais si mais si, regarde etc., pendant cinq minutes. -C'est compliqué ton affaire dis donc et je vois toujours pas le rapport. -Ok, pas grave, c'était un peu perso c'est vrai. -Tu l'as dit oui ! Les yeux de merlan frit, sourcils sceptiques presque suspicieux.). Loin de moi l'idée du génie incompris ou du poète maudit, sur son rocher, en communion avec la nature, sa seule égale, et allons-y les violons ! Non, non. C'est cette terrible frustration de sentir depuis ses entrailles et de fait, d'être sans appel convaincu, mais aussi sans interlocuteur avec qui battre des mains comme une jeune ou moins jeune Japonaise à la Tour Eiffel, la voix tremblante d'émotion.

Bref, une fois, deux fois, trois fois, je libère toutes mes envies de penser Alcel Marbert.

Il y a ce passage immanquable, fatras, capharnaüm de dialogues qui se chevauchent et s'embrouillent les uns les autres. Comme une grande partouze de langues. Solal écoute toutes les conversations qui l'entourent et il n'en dit rien ou presque, en tout ça moi lectrice je ne me souviens pas de ce qu'il pense lui personnage mais de ce que Cohen me fait penser à moi sans pitié. Au fur et à mesure des pages (pas seulement quelques lignes dis donc ! Pas seulement un exercice de style ; ça risque de paraître long.) Peu à peu, l'absurdité du monde, du mondain, des mondains et leurs mondaines encore davantage, a envahi mon esprit de mépris, d'envie de rire, jaune, de l'univers social. Cette impression d'être le subtil donc cruel spectateur de la représentation vitale et quotidienne de la plupart des hommes, Proust en avait déjà ouvert la voie. Cette conscience de la nécessité de ces conversations futiles, leur importance derrière leur légèreté et au bout de trop de pages, le sentiment que le sol s'effondre sous la violence de l'inanité  inouïe de tous et toutes. On n'en retient finalement que le langage, on perd de vue les vivants et des mots de plus en plus vides virevoltent. Proust est demeuré classique, me semble-t-il, dans sa mise en scène de cet absurde social, Cohen mène jusqu'au bout du sens, aux confins des jeux de la littérature absurde où on l'on s'accroche tant qu'on peut à la forme. Le fond est mort. Ils se rejoignent la-dessus.
Bien entendu, la suite des événements dans cette chute vertigineuse se dessine bien plus sombre chez Cohen que chez Proust. Ce dernier se réfugie dans la salvatrice arche de l'art, qui n'est rien moins que pris dans le tourbillon social et ses miasmes chez Cohen. Le social ira jusqu'à salir l'art ; Proust préserve ce havre de paix, pour certains.

      Je parlais tout à l'heure d'un subtil donc cruel spectateur, voire voyeur. J'ai retrouvé dans Belle du Seigneur cette manière proustienne de faire sourire le lecteur en grossissant les travers bien connus du monde. Ils en font trop ? Le cliché est là remanié, développé, déplié dans toutes ses plus infimes rainures. Il n'est donc plus cliché et continue d'amuser malgré tout. Il y a toujours cet immense joie d'être celui qui regarde et se gausse, ne prend aucun risque en riant haut et fort de son prochain. En lisant ces œuvres, on n'est pas imbéciles non plus au point de croire que cela ne nous arrive jamais mais ce n'est pas le moment de la remise en question. On rit d'abord.
      Narrateur comique triste, faux comique, qui pourtant prend plaisir, c'est évident, à faire rire son lecteur. Mais ce qu'il a à peindre n'est pas de toute beauté. Il ne peut pas travestir la réalité et après avoir bien rigolé ensemble, il nous claque à la tête le pathétique humain dans toute sa splendeur. Narrateur de Belle ou de La Recherche, ils prennent du bon temps, un temps et ce n'est qu'un attrape-mouche, (même si je perçois un humour véritablement jouissif chez Proust qui semble absent chez Cohen). La fin justifie les moyens : nous ne devons plus ignorer nous lecteurs que l'homme est un acteur qui se joue de lui-même, qui accepte son humiliation.

     Quant à la peinture des Juifs, veuillez ne pas m'en vouloir d'y voir tant de similitudes. Swann est un esthète, un artiste véritable, une sensibilité travaillée, qui se perdra mais qui l'est et y retournera finalement. Solal et ses mises en scène burlesques n'est pas narré comme un artiste ; il l'est pourtant bien dans les actes. Les membres de sa famille suscite des envolées sublimes dans le texte, et ce sont les seuls. Et on a beau rire encore une fois au début, on cesse vite de n'y voir qu'un jeu quand on ressent la forme que prend alors le texte de Cohen. Il change de ton et plus uniquement de la satire, plus seulement du ridicule désespérant. Un ridicule et une profonde tendresse qui rendent touchants, voilà qui est rare ! les personnages de Cohen. Quelque chose de l'ordre du beau.

     Cette utilisation du langage comme identité sociale et romanesque ! Chaque personnage se définit par son langage, il est sculpté par ses mots, ses erreurs, ses préciosités, ses silences, ses longueurs. Encore une fois, les dialogues proustiens sont exemplaires en ce sens. On se souvient d'un Cottard ou du bâtonnier de Balbec grâce à leurs langage et discours si spécifiques, si déterminants. Cohen élimine carrément la narration pour ainsi dire. Il reste leurs paroles pour nous dépeindre ces hommes et ces femmes, directement plongés au cœur de l'expression des personnages. On assiste impudique à leur monologue intérieur et à ses méandres absolument personnels, en même temps que caricaturaux. Paradoxe inquiétant s'il en est pour notre fier sentiment d'individu unique.

    Et tous ces sourires complices avec l'invisible narrateur. Je m'imagine désormais qu'ils sont tous les deux quelque part, autour de moi, et qu'ils me voient sourire en lisant leur voix. Nous sommes tous les trois, je ne souris pas toute seule. Et pourtant ni Proust ni Cohen ne me feront de clin d'œil ou autre geste de connivence explicite. Une sorte d'intelligence impalpable, partagée, je le sais, avec des invisibles, pas même réels, qui s'évaporent dès que je ferme mon livre. Ou peut être pas d'ailleurs. Théoriquement, sans aucun doute, ces narrateurs n'ont ni cœur ni chair. Ils perdurent pourtant dans mon esprit et je pense souvent au narrateur proustien, au narrateur célinien, à toutes ces voix plus authentiques que toutes les autres, souvent d'une subtilité qui me fait frissonner. Frisson d'émotion sans nom, de tendresse, de douleur, de colère... Ces narrateurs sans reflets qui font palpiter les œuvres qui me font vivre. Ils ne comptent pour rien. On remercie dans son for intérieur et en public tel ou tel personnage, Mon Dieu qu'il m'a bouleversé ce Charlus et sa souffrance ! Et cette sombre amoureuse ! Je suis la première à en dire autant, à m'émerveiller, tout feu tout flammes pour ces êtres de papier qui s'insinuent en moi. Mais derrière eux, si j'en prends le temps, je retrouve serein, riche et patient, ce narrateur marionnettiste. Il est entre tous les mondes, ne fait partie d'aucun, leur donne du sens à tous.

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